Affaire Jarfi : les plaidoiries sur les motivations homophobes des accusés

L'avocat Pascal Rodeyns, Conseil d'Arc-en-Ciel Wallonie dans le procès des 4 inculpés pour l'assassinat d'Ihsane Jarfi dans la nuit du 21 au 22 avril 2012, a expliqué ce jeudi 11 décembre devant la Cour d'assises de Liège pourquoi nous nous sommes portés partie civile. Puis il a démystifié l'homosexualité et présenté la vie gay liégeoise sous son vrai visage.

Tout comme Maîtres Sandra Berbuto et Justine Seleck, intervenant pour le Centre Interfédéral pour l’Égalité des chances, il a ensuite fait la démonstration du caractère homophobe de ce crime, encore aggravé par les actes de torture auxquels se sont livrés les accusés sur leur victime.

Ihsane Jarfi a été la victime d'une violence intense, acharnée et haineuse qui s'est prolongée durant au moins 70 minutes

Au terme d'une heure trente de plaidoirie, Maître Rodeyns conclut en exhibant devant le jury les photos de l'autopsie du corps d'Ihsane Jarfi par les médecins légistes. Un effet de prétoire ? Peut-être. Mais pas seulement. Confrontés au Pacte de sang et de silence des quatre accusés, comme le qualifiera Maïtre Leemans représentant Mathieu Dozot le compagnon d'Ihsane, les avocats des parties civiles ont tous dû reconstruire le scénario de cette terrible nuit sur base des faits établis. L'examen du corps a révélé des plaies et des lésions innombrables, profondes et cruelles, dont toutes ont concouru à l'agonie puis à la mort d'Ihsane Jarfi. Les quatre accusés n'ont jusqu'ici avoué qu'une partie des faits qui ne suffisent pas à expliquer l'état dans lequel Ihsane a été retrouvé. Pas plus qu'ils ne correspondent à la durée reconstituée par les enquêteurs de ce jeu de massacre, qui s'est étendu sur plus de septante minutes.

Un pacte de sang et de silence dont les parties civiles sont convaincues, tout comme l'avocat général Marianne Lejeune. L'instruction des faits en cours de procès a en effet révélé que les accusés d'une part, leurs familles d'autre part, se sont vus ou revus à plusieurs reprises durant les dix jours qui séparent l'assassinat de la découverte du corps et encore dans les jours qui ont suivis. Les uns ont songé à retourner dans le champ où ils ont laissé Ihsane agonisant pour en brûler le cadavre. Les autres ont vraisemblablement accordé leurs versions des faits pour ne pas trahir leurs proches. Mais déjà la nuit des faits, prévaut l'intention de cacher le crime. Ihsane est déshabillé pour qu'aucun indice ne puisse être retrouvé sur ses vêtements. De plus, son corps agonisant est déplacé dans un lieu isolé afin qu'on ne le retrouve pas et pour qu'on ne retrouve pas non plus la scène de crime, cet autre lieu qu'en effet on ne retrouvera jamais. Cet endroit tranquille comme dit Jérémy Wintgens, où, tel des prédateurs, ils auront eu tout le loisir de se déchainer sur leur proie.

Ces éléments renforcent la conviction que lorsqu'ils l'abandonnent dans ce champ perdu au milieu de nulle part, Eric Parmentier, Jérémy Wintgens, Jonathan Lekeu et Mutlu Kizilaslan savent qu'Ihsane ne s'en sortira pas vivant. Jeté au sol comme un vulgaire détritus, nu par une nuit où la température est descendue à 4 degrés, respirant encore sous la forme d'un râle, Ihsane est inconscient et périt au bout de 4 à 6 heures sans avoir bougé d'un pouce.

Maître Reynders, avocat de la famille Jarfi, décrira le premier le degré d'acharnement, la durée du supplice et l'intensité de la violence. Il reprendra les termes des experts psychologues et psychiatres : cette violence a basculé dans l'inhumanité.

Casser du pédé

Comme dans tout procès, il importe de découvrir, sinon de comprendre, les mobiles. Les accusés n'en diront rien. Ils nient farouchement être homophobes, à l'exception peut-être de Kizilaslan pour qui l'homosexualité est une abomination aux yeux de sa religion. Mais leur passé ne plaide pas en leur faveur. Presque tous ont des antécédents d'actes violents à l'encontre d'une compagne ou d'une sœur. Certains ont déjà été jugés et condamnés pour d'autres affaires. Vols avec violence notamment. Et puis il y a cette deuxième agression, jugée au cours du même procès, contre Monsieur Deprey, un handicapé mental d'une soixantaine d'années que Wintgens et Lekeu tabasseront pour lui voler son argent après l'avoir chargé en stop.

Le soir du 21 avril 2012, le dîner d'anniversaire de Jérémy Wintgens auquel participent les 4 protagonistes se termine mal. Ils sont priés de quitter l'appartement de la compagne de Wintgens. L'alcool et le hachisch aidant, leur frustration est grande. Ils ont l'humeur mauvaise et, s'excitant les uns les autres, sont bien résolus à faire un mauvais coup. Ils tenteront de s'en prendre à un groupe de passants avant d'essayer une nouvelle fois avec une jeune fille qu'ils repèrent sur le seuil de l'Open Bar. Mais lorsque Ihsane s'interpose, on peut supposer que leur choix se précise. Ce soir, ils casseront du pédé !

Le crime de haine n'a pas sa place dans une société démocratique

L'introduction dans le code pénal du "motif abject" est relativement récente. Une grosse dizaine d'années. Peu d'affaires judiciaires ont été traitées qui ont invoqué ce mobile aggravant. Il y a déjà eu à Liège un procès devant la Cour correctionnelle il y a deux ou trois ans. Il y a eu aussi le procès Wargnies en février 2014. Le procès en cours déterminera la manière dont le crime de haine peut être appréhendé par un tribunal et l'usage que la justice peut en faire. Notre espoir est qu'il renforcera aussi l'affirmation que notre société ne peut tolérer de tels actes.

C'est notamment ce que les avocats du Centre Interfédéral pour l’Égalité des chances (CIEC) mettront en évidence. Après avoir expliqué aux jurés la nature et les missions de cette institution, Maîtres Berbuto et Seleck ont exposé pourquoi le code pénal punit plus sévèrement les auteurs qui ont agressé quelqu'un quand le mobile est la haine, le mépris ou l'hostilité à l'égard d'une personne en raison de sa prétendue race, sa couleur de peau, son ascendance, son origine ethnique, sa religion, son sexe, son orientation sexuelle, son âge ou encore son handicap. Dans de telles situations, expose Maître Berbuto, ce n'est pas uniquement l'intégrité physique de la victime qui est visée. C'est ce qu'elle est, son identité, sa dignité. Il s'agit d'une dimension symbolique de la violence en plus de la violence physique. Elle touche non seulement la victime, mais aussi sa famille et ses proches. Et au-delà, le crime de haine touche aussi le groupe auquel il appartient. En l’occurrence, le groupe des personnes homosexuelles. Plus encore, ces crimes de haine ont un impact sur l'ensemble de la société. Les catégories protégées en sont la structure. Cette richesse, cette diversité, cette société multiple doivent être préservés. C'est tout le sens de la loi et la raison pour laquelle le CIEC s'est porté partie civile. S'adressant aux jurés, Maître Berbuto leur indiquera que vous êtes là pour rappeler, en retenant la circonstance aggravante de mobile abject, que la discrimination fondée sur la haine, le mépris ou l'hostilité n'a pas sa place dans notre société démocratique.

Démystifier encore et toujours l'homosexualité

Au nom d'Arc-en-Ciel Wallonie, Maître Pascal Rodeyns reviendra longuement sur la motivation homophobe. Il a parfaitement compris les raisons pour lesquelles nous nous sommes constitués partie civile. C'est que nous savons que le chemin est encore long pour une acceptation pleine et entière de la différence d'orientation sexuelle et d'identité de genre. Arc-en-Ciel Wallonie mène depuis longtemps des actions de sensibilisation dans les écoles, avec ses équipes du GrIS Wallonie, ou encore dans les administrations communales avec ses animations "Love is Love". Maître Rodeyns en fera autant à l'attention des jurés. Les associations, et au-delà la vie gaie, sont ouvertes et riches de diversité. Ils sont loin les temps où les hétérosexuels ne passaient que rarement les portes des établissements gais. Ils sont finis les temps des bars ghettos d'où on sort la peur au ventre d'être reconnu, insulté et violenté. Loin des représentations d'un "milieu" homosexuel glauque et malsain, il décrira l'Open Bar comme un endroit ouvert, au centre de la ville, à deux pas de la Place du Marché, connu du plus grand nombre, sympa, ouvert, joyeux et branché.

Il rappellera aussi que la vie d'une personne homosexuelle est parcourue d'étapes difficiles. Se découvrir gai, c'est surtout pendant longtemps apprivoiser une différence sur laquelle on ne sait pas au début mettre de mots. Ces étapes, Ihsane les avaient franchies avec élégance et subtilité. Ihsane a eu la force de vaincre ses peurs. Son coming out, il l'a fait tout en douceur et sensibilité, de proches en proches, à pas feutrés, sans choc ni heurt.

Un assassinat gratuit

Après ce nécessaire effort pédagogique, l'avocat reprend le dessus. Si Ihsane Jarfi est homosexuel, sa vie, son être ne peuvent se résumer à cela. Regardant les 4 accusés, il éructe : mais vous, vous l'avez immédiatement réduit à deux lettres : P.D. !

Comment expliquer une telle intensité dans la violence conjuguée à une telle détermination et à une telle durée, si les 4 accusés n'étaient pas portés par une haine profonde à l'égard de la victime ? Comment expliquer la profondeur de cette haine alors qu'ils ne connaissent pas Ihsane et que ce dernier n'a rien commis à leur égard ou à l'égard de leurs proches ? La dynamique qu'ils ont mis en œuvre à leur quatre témoigne, au-delà de tout doute raisonnable, qu'ils ont méprisé et déshumanisé Ihsane. En paroles d'abord. Puis ils l'ont frappé avec hostilité, et l'ont encore tué avec haine parce qu'il était homosexuel. Simplement pour cela. Sordidement pour cela.

Maître Rodeyns, en conclusion, a demandé au jury de retenir la circonstance aggravante d'homophobie.

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