Parmi toutes les formes de discriminations que l’on peut retrouver dans notre société, mais aussi au sein même de nos communautés, l’âgisme peut faire énormément de dégâts. Portraits croisés entre Manoah et David. Deux générations. Deux vécus.
Parmi toutes les formes de discriminations que l’on peut retrouver dans notre société, mais aussi au sein même de nos communautés, l’âgisme peut faire énormément de dégâts.
Selon Estelle Huchet, chargée de campagne pour le réseau pour le réseau européen des personnes âgées (AEG Plateform europe), le terme âgisme recouvre à la fois les stéréotypes, les préjugés et les discriminations à l’égard des personnes âgées. Ce concept induit une ligne de démarcation très nette entre les personnes âgées et le reste de la population; comme si elles étaient un groupe complètement homogène différent des autres générations qui seraient, de facto, aussi dotées de caractéristiques propres. (1)
Cet âgisme est fortement présent aussi dans la communauté gay, plongeant de nombreuses personnes dans une grande solitude. Manoah et David ont accepté d'échanger sur le sujet sous la forme d'un portrait croisé entre deux générations que la société décide de séparer.
Manoah: La plupart de mes rencontres, je les ai souvent faites dans les lieux que je fréquentais, que ce soient les lieux culturels ou les lieux estudiantins. Je suis engagé auprès du CHEL (cercles des étudiants LGBTQI+ à Liège) et donc, forcément, je suis amené à faire énormément de rencontres via ce cercle.
Mais je fais aussi des rencontres, via les applications.
David: Avec le temps, ça a évolué. Je me reconnais dans ce que Manoah dit. J’ai fait énormément de rencontres via ma vie d’étudiant. Cependant, je ne fréquentais pas trop les milieux associatifs et militants à l’époque.
Je faisais énormément de rencontres dans les bars et dans les boîtes de nuit aussi.
Puis, plus tard, via mon travail aussi, car j’ai eu une carrière assez présente et donc j’ai été amené à faire pas mal de rencontres.
Après, j’ai jamais vraiment fréquenté les apps de rencontres, ce qui est assez paradoxal car c’est là que j’ai rencontré mon mari après avoir créé, je pense, le troisième profil de ma vie.
Manoah: ça donne de l’espoir pour les autres !
David: Et, de notre côté, nous sommes dans une relation de couple exclusive, du coup, oui, les rencontres que nous faisons sont purement amicales avec des personnes qui ont un même train de vie que nous.
Et quand nous sortons pour faire la fête, c’est réellement pour profiter du moment, et pas du tout pour faire des rencontres.
David: Non, non, ce n’est plus le cas. Après, on s’est rendu compte que tous les réseaux sociaux pouvaient servir à faire des rencontres comme Instagram, Facebook ou Twitter. Et c’est assez fou, car je n’ai jamais été autant sollicité de ma vie; limite plus que quand j’étais sur une app. Et c’est assez fou, car si j’avais eu ce succès quand j’avais 20 ans, je pense que ça aurait forgé une toute autre estime de soi.
Manoah: ça a évidemment changé au fil des années. Quand j’avais 18 ans, je vivais du côté de Verviers, à la campagne. Il n’y avait pas grand chose qui se passait en termes de culture, de soirées ou encore d’activités pour les jeunes, etc. Du coup, les applications, c’était le seul moyen que j’avais pour faire des rencontres.
En arrivant à Liège, la dynamique a changé car j’ai commencé à fréquenter une salle de sport, des lieux culturels et je me suis aussi construit un autre groupe d’amis aussi. Du coup, d’autres lieux se sont ajoutés aux apps de rencontres.
David: En tout cas, s’il y a rencontre, ce n’est jamais prémédité ou planifié. Mais ce n’est pas quelque chose de gravé dans le marbre. A l’heure actuelle, nous fonctionnons comme ça avec mon mari. Dans quelques années, peut-être allons-nous faire des profils sur les apps. Je n’en sais vraiment rien.
S’il y a une interaction qui est plus dans la séduction, ça se fait par hasard et souvent ça passe par d’autres canaux. Et ça change de ce qui se faisait avant quand on sortait et qu’il fallait faire attention à notre coiffure, notre tenue vestimentaire etc. Il y avait une forme d’excitation qui se mettait en place avant une fête ou même un date. Alors, qu’aujourd’hui, je dirais que ça passe par d’autres trucs qui sont beaucoup moins dans l’ordre du physique et du superficiel, peut-être comme une intelligence hors norme, une manière de se présenter au monde plus franche et affirmée, ou encore quelqu’un qui incarne un combat ou une histoire particulière. Ce sont plutôt des profils comme ceux-là qui vont m’exciter ou m’intéresser. Du coup, je trouve ça d’autant plus prenant de se laisser séduire par les paroles de quelqu’un, par ses gestes, etc. Et je pense que ça doit donner espoir aux jeunes de se dire que les canaux se réinventent constamment et que c’est possible de trouver une relation pour un jour ou pour 10 ans. On découvre toujours des nouvelles façons de faire, et je trouve ça génial.
Manoah: je suis souvent mal à l’aise car l’enjeu est de faire passer un message sans être grossier. Quand ça arrive, je ne veux surtout pas froisser la personne, du coup, je mets souvent des gants pour lui faire comprendre que je ne suis pas intéressé.
Même quand c’est quelqu’un d’insistant, j’ai du mal à dire les choses frontalement. Ca m’est déjà arrivé d’aller à des dates avec des mecs qui ne me plaisaient pas, juste parce que j’avais du mal à dire non. Mais je commence à changer ce truc en moi, car c’est juste faire perdre le temps de quelqu’un; et je me fais perdre du temps aussi.
Du coup, maintenant, si une personne trop âgée pour moi décide de m’aborder, j’ai ce scénario en tête que je garde où je lui dis que je ne suis pas intéressé, que je lui souhaite une bonne recherche et une bonne journée. Et ça passe en général.
David: je suis assez étonné. Ça arrive que des mecs beaucoup plus âgés te contactent ?
Manoah: oui, oui, c’est super fréquent.
David: je suis d’une naïveté incroyable, je pense. Dans mon entourage, je suis vraiment entouré de personnes qui seront plus dans l’optique de dire: “ok, ce mec est super sympa et beau mais bon il est beaucoup trop jeune pour nous”. Mais, clairement, ça dépend de ce qu’on veut, de ce qu’on veut faire ou construire. Mais c’est très compliqué de composer avec ces notions.
Je le disais tout à l’heure, j’ai 52 ans dans les faits, mais je n’ai pas 52 ans dans ma tête. Ton corps ralentit, mais ce n’est pas toujours le cas avec ton esprit. Et ça doit être parfois compliqué de composer avec ça. Du coup, je comprends que certains essayent d’aller vers des plus jeunes. Mais il y a quand même une difficulté à comprendre que l’on vieillit.
Manoah: et je remarque aussi que quand j’entretiens un look plutôt minet, j’ai tendance à attirer plus de gens alors que quand “je me vieillis” un peu plus avec une barbe ou des vêtements plus sérieux, je vois que c’est plus trop le cas.
David: Quand j’ai vécu cette jeunesse-là, il n’y avait pas d'apps, ni de smartphone. Et du coup, les lieux de drague étaient beaucoup plus investis avec une réelle recherche. Puis tu ne réfléchissais pas de la même façon. Le mariage, la pride ou encore la visibilité n’étaient pas du tout ancrés dans le quotidien et les réalités. Il y avait toujours des appréhensions de se faire choper. A l’époque, quand tu passais devant le local de Tels Quels, il y avait des gars qui donnaient l’impression qu’ils allaient te casser la gueule. Il y avait dans le militantisme, je trouve, à l’époque, une certaine violence pour qu’on accepte nos luttes.
Mais, c’est vrai que je me suis déjà fait aborder par des mecs plus âgés. J’ai l’impression que c’était moins choquant à l’époque. Il y avait des cafés destinés aux mecs mûrs, et on y allait. Il y avait un truc très chouette car il y avait des rencontres intergénérationnelles. Quand on allait là-bas, on était bien reçu, il y avait vraiment une relation de confiance. C’était très bienveillant comme ambiance, et on retrouve moins cet état d’esprit maintenant. A l’époque, il n'y avait pas forcément ce sentiment de consommation que l’on peut retrouver sur les applis.
David: Je dirais qu'avec l’âge et le recul, ça va dépendre de la manière dont je suis abordé; car je sais qu’il y a beaucoup de jeunes qui sont mal dans leur peau ou dans leur environnement familial ou scolaire. Du coup, ils vont utiliser des manières d’approches plutôt douces dans un premier temps et voir jusqu’où ils peuvent aller. Vu que je grandis dans un milieu professionnel où c’est important d’être un référent, j’estime que tous les adultes ont un devoir vis-à-vis des jeunes pour les aider à grandir et à s'émanciper.
Alors évidemment, il y a parfois des jeux drôles qui s’installent avec des petites piques ou de l’humour. Et d’autres fois, il y a des choses beaucoup plus prenantes, car il y a parfois une vraie misère affective dans le quotidien des gays. Puis, parfois, tu peux vite sentir qu’il y a aussi une détresse financière et que les jeunes voient en les personnes plus âgées un moyen de se faire de l’argent facilement. Et jamais de ma vie, je pourrais entretenir une relation comme ça avec un jeune. J’ai énormément de respect et d’empathie pour les travailleur-euse-s du sexe, mais, moi, je sais que je ne peux pas faire ça; car il y a quelque chose qui ne sonne pas juste en moi.
Après, on peut discuter de tout et de rien. Et ça, c’est agréable, car on peut vite sentir un vrai sentiment de confiance naître. Ça va donc au-delà des échanges de banalités, et parfois je me retrouve avec des plus jeunes qui me confient des choses. Et je retrouve ce rôle de référent que j’endosse déjà au travers de mon travail. C’est quelque chose de joli, selon moi, car ça casse un peu ce mythe qui dit qu’on doit impérativement coucher pour avoir de l’attention ou une personne à l’écoute.
David: personne ne veut vieillir. Et c’est terriblement humain de ne pas vouloir ça car elle mène à une issue pas très cool.
Je crois qu’il y a des réalités qui nous sont imposées par des clichés qui nous poursuivent depuis le début : les mecs doivent être comme ça, et les filles comme ça, les gays comme ci ou comme ça etc. Du coup, on doit toujours correspondre à un modèle qui est parfois difficile, voire impossible à atteindre. On vit dans une société cloisonnée. Et la catégorie de l’âge arrive à tous et toutes. C’est quelque chose qu'on ne peut pas changer, contrairement à une musculature par exemple.
Mais ce que je trouve alarmant, c’est la violence des propos qui est parfois inouïe à l’égard des personnes âgées. Et quand je dis plus âgé-e-s, ça commence à 35 ans.
Et la violence sur les réseaux est impressionnante car tu peux tout dire sans filtre. Du coup, il y a un vrai rejet sur les réseaux sociaux, car on peut se permettre de dire des trucs qu’on n’oserait jamais dire à quelqu’un en face.
Puis, il y a aussi cette idée que l’homme gay doit être grand, beau, et fort. Et ces concepts ne vont pas forcément avec les concepts de vieillesse.
Manoah: Je pense qu’il y a aussi un vrai problème de représentation. Quand on voit comment nos communautés sont représentées, ce sont souvent des personnes jeunes et belles. J’ai l’impression que ça aussi vient renforcer ce phénomène de l’âgisme car ce qui reste en tête, ce sont les personnes jeunes. Cette représentation ne laisse pas sa place à d’autres générations.
David: c’est très intéressant ce que tu dis. Il y a un vrai problème de représentation. Après, tu as quand même quelques exceptions comme la série Grace and Frankie qui montre une histoire d’amour entre deux hommes de plus de 70 ans.
Mais il faut garder en tête que nous sommes des marchés et qu’on est vu comme des gens qui vont investir dans des applis, dans des fringues, dans des biens divers. Et donc nous sommes vite enfermé-e-s dans des modèles où on nous force à ressembler au groupe. Et ce groupe n’est pas “vieux”. Et nous ne voulons certainement pas être rejetés du groupe ou de la masse. Du coup, on fait tout pour se conformer, et c’est ça qui pose problème.
(1) https://www.lalibre.be/debats/opinions/l-agisme-un-mot-jeune-pour-dire-le-mal-qu-on-fait-aux-vieux-5ccaf09e9978e25347cc7881