Espace de Liberté est la revue du Centre d'Action Laïque. Le numéro 433, de novembre, consacre un dossier au thème du genre. Le CAL a sollicité une contribution d'Arc-en-Ciel Wallonie, rédigée par Thierry Delaval, dont voici le texte.
Les mouvements sociaux qui se sont exprimés principalement en France ces deux dernières années en opposition au mariage dit « pour tous » - en fait l’élargissement de l’accès à l’institution du mariage aux couples de même sexe - ont fait un usage surabondant du modèle de la famille traditionnelle comme horizon indépassable de l’organisation humaine. Ils ont du rapidement se défendre d’allégation d’homophobie, notamment en mettant en avant un certain nombre de personnages prétendument ou réellement issus de la « communauté » homosexuelle qui épousaient la thèse selon laquelle l’ « altérité » constitue la condition première et absolue de la fonction parentale. Pour mener à bien l’éducation équilibrée des enfants, ils clamaient dans la rue ce que des dizaines de magazines populaires et auteur•e•s à succès ressassent à longueur d’années. Selon eux autant que pour cette « science pour tous », un père et une mère interagissent en parfaite complémentarité, chacun apportant son lot référentiel que l’autre ne peut assurer, en vue de former ensemble le paysage des normes – naturelles pour les uns, sacramentelles pour les autres - sans lesquelles un enfant ne pourra identifier les repères indispensables à sa maturation. De la sorte, les ennemi•e•s ne sont pas les gays ni les lesbiennes, mais leur aspiration déraisonnable à fonder famille, cette cellule reproductive et éducationnelle ; aspiration indument entretenue par la remise en cause de cette vérité fondamentale. La source de cette confusion viendrait des thuriféraires d’une soit disant théorie du genre.
La sur-médiatisation de ces évènements tendrait à faire croire que les minorités sexuelles sont au centre des préoccupations des études de genre. Il faut être plus nuancé. La multitude de travaux scientifiques et philosophiques portant sur les questions de genre ne forment pas un corpus manichéen ni n’autorisent, du moins pour l’heure, à dégager un axe de convergence unique. Le point de départ est l’étude des mécanismes qui installent des différences entre les sexes, dans la mesure ou elles sont porteuses d’une hiérarchie et, partant, d’inégalités profondes. Ces mécanismes se révèlent par les comportements, les attitudes, les attributs et les rôles qui a priori semblent appropriés de manière assez exclusive soit aux hommes soit aux femmes, ainsi que par les interactions entre eux•elles et les règles qui y président. Les études de genre portent dès lors sur toutes les dimensions des normes qui s’imposent aux individus et qui concourent à leur conformité par rapport à un modèle socialement établi. Que dans nos sociétés ce modèle soit celui du patriarcat ou, dit autrement, celui de la domination masculine, explique non sans raison pourquoi les études de genre doivent tant à des scientifiques engagées dans les combats féministes. L’une d’entre elles, Monique Wittig, sera la première à disqualifier l’universalisme du mot « femme », le réservant à celles qui, intériorisant le modèle dominant, s’y inscrivent corps et âmes et s’assujettissent dans la soumission qu’exige de leur part la relation entre un homme et une femme dans un régime des rapports entre sexes légitimé par sa prétendue naturalité. Elle postulera, contre Simone de Beauvoir, qu’échapper au destin de femme est non seulement possible mais constitue un acte d’absolue nécessité, faisant du lesbianisme politique la figure transgressive par excellence.
La science mainstream est, au même titre que d’autres institutions prescriptives, porteuse de l’idéologie dominante. Elle apparaît elle-même comme un système de croyances, cependant puissant, concourant à naturaliser la différence entre les hommes et les femmes, en particulier en la fondant sur l’observation biologique dont la rationalité et l’objectivité ne peuvent être questionnés. De la même manière, la biologie, autant que la religion ou l’instruction nationale, s’évertue-t-elle à hiérarchiser les pratiques sexuelles, à distinguer le normal de ce qui ne l’est pas, et à construire ici aussi une justification a posteriori de la stigmatisation sociale réservée aux minorités sexuelles, elles-mêmes résultantes de l’émergence relativement récente du système de savoir-pouvoir exercé sur et au travers des corps, et brillamment mis en évidence par Michel Foucault.
En très résumé, la dévalorisation générale de la gent féminine va de paire avec la condamnation des comportements masculins manquant de virilité, autant que des attitudes par trop garçonnières de telle ou telle « femme ».
Intégrer la question des orientations sexuelles dans le champ des études de genre ouvre la voie à une autre remise en cause. Celle de la norme hétérosexuelle. La question est alors de déconstruire cet autre clivage entre sexualités majoritaires et minoritaires ; entre un prétendu principe actif, apparat incontestable du « sexe fort » - qui soit dit en passant le contraint tout autant - et un principe passif, apanage du « sexe faible ». Bien qu’une certaine forme d’homosexualité soit en passe, en Belgique du moins, de rejoindre le champ des sexualités acceptables, elle demeure transgressive dans une large mesure, car elle ne se contente pas d’ébranler le rapport homme-femme mais aussi nombre de ses autres attributs implicites, notamment l’idéologie de la fin reproductive de la sexualité, la monogamie et son corollaire d’idéal de fidélité, l’interdit des relations interclassistes, celui plus pesant encore jetant l’opprobre sur les relations intergénérationnelles ou encore sur la dimension ludique de l’activité sexuelle telle qu’elle peut s’exprimer par l’entremise de jeux hors convention de domination-soumission, de sadomasochisme ou de fétichismes de tous ordres. Dans ce sous-champ des études de genre, la question de la liberté sexuelle paraît au moins aussi prégnante que celle de l’orientation sexuelle. A cela s’ajoute le large domaine des transidentités qui bouleversent nos conceptions traditionnelles ancrées dans le binarisme des sexes.
Plus encore, il s’agit de dépasser à la fois la question du genre et celle du sexe. Il s’agit de rendre non pertinente la sentence performative première et terrible à l’arrivée du nouveau né : c’est une fille ! ou c’est un garçon ! Car en fait, dans le système dominant, le genre précède le sexe, si l’on tient compte notamment qu’un enfant ne distingue les sexes qu’aux environs de quatre ans alors qu’à cet âge il est déjà installé de longue date dans son genre. Ce qui fait dire à Theresa de Laurentis que le sexe est aussi une construction sociale, « un ensemble d’effets produits dans les corps ». Il y a par exemple déjà un peu de cela dans la substitution progressive du terme d’hormones dites sexuelles – un peu hâtivement ainsi dénommées dans une obsession scientifique de valider la distinction biologique des sexes – par l’appellation d’hormones stéroïdes lorsqu’il leur fut reconnu des fonctions générales d’activateurs de croissance dont celles des caractères sexuels n’étaient sommes toutes pas les plus remarquables. Résister au système classificatif sexe-genre, caractéristique du mouvement Queer, vise à transcender l’ensemble de ces clivages au profit d’un idéal absolu de liberté.