Carte blanche : Quand la transphobie s’invite le 8 mars et s’érige en victime médiatique

La mobilisation Bruxelloise à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars dernier a malheureusement été instrumentalisée par plusieurs personnalités du parti libéral francophone, dont certaines ont tenu et affiché des propos transphobes. Après avoir quitté la manifestation, elles se sont publiquement posées en victimes d’une prétendue violence « venant d’une certaine gauche »et ont appelé à des poursuites judiciaires contre les manifestant·es qui les auraient « agressé·es ». Certains médias du service public ont même validé cette version en invitant le président du MR à commenter l’« agression » subie par ses membres, alors qu’aucun fait établi ne la corrobore.

Avant-propos : Cette carte blanche repose sur une analyse plus approfondie des rhétoriques transphobes à l’œuvre dans nos sociétés. Celle-ci fera l’objet de notre dossier thématique sur les transidentités, à paraître le 31 mars 2025.
Une stratégie de provocation et de victimisation déjà éprouvée

Cette posture de provocation puis de victimisation n’a rien de nouveau. Elle s’inscrit dans la droite ligne du modus operandi de la droite conservatrice et de l’extrême droite : se rendre volontairement dans un espace progressiste, faire monter la tension par des propos ou des visuels provocateurs, quitter les lieux dès les premières oppositions, puis exploiter médiatiquement les réactions indignées pour se poser en victime. Ainsi, on inverse complètement le récit : les milieux progressistes sont stigmatisés comme « violents », tandis que celles et ceux qui profèrent des propos outranciers, par exemple transphobes, se présentent comme défenseur·e·s de la « liberté d’expression ».

Or il est essentiel de rappeler, sans la moindre ambiguïté, que la transphobie n’est pas une opinion mais un délit. En Belgique, la Loi Genre du 10 mai 2007 sur la lutte contre les discriminations est explicite : l'incitation à la haine, à la violence et à la discrimination sur la base de l'identité de genre est punissable. Les articles 444 à 448 du Code pénal renforcent ce cadre en réprimant la diffamation et l'incitation à la haine. C’est un fait juridique : les propos et actes transphobes sont des infractions, susceptibles de peine d’emprisonnement et/ou d’amende.

Les faits du 8 mars 2025 : instrumentalisation du combat féministe

Lors de la manifestation, une membre du MR présente affichait sur son t-shirt des messages transphobes tels que « femme = réalité biologique ¹ ressenti misogyne » ainsi que des publications sur les réseaux sociaux évoquant “une soi-disant théorie du genre” et le hashtag « femmes contre le genre ». Les associations LGBTQIA+ ont vivement réagi à ces propos.

Ces agissements constituent une récupération politique et stratégique du combat féministe à des fins d’exclusion et de division. Les méthodes employées rappellent celles du mouvement français Némésis, qui instrumentalise et déforme le féminisme pour justifier l’exclusion des femmes trans et nier leur identité. On y retrouve les mêmes ficelles : provoquer, se poser en victime et capter l'attention médiatique.

Nous refusons que le 8 mars soit détourné par des discours haineux et nous refusons la normalisation de la transphobie dans l’espace public. Aujourd’hui, ce sont des propos parfois insidieux ; et demain, quelles seront les prochaines étapes ? Interdire les femmes trans dans les espaces féministes ? Les exclure du monde du travail ? Les bannir de l’espace public, comme on le voit déjà aux États-Unis, où les lois anti-trans prolifèrent ?

Un climat généralisé de rejet : chiffres et signaux d’alarme

Cette instrumentalisation s’inscrit dans un climat plus large de rejet et de marginalisation des personnes LGBTQIA+, et plus particulièrement des personnes trans. Selon la FRA, l’agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, en Belgique, 34 % des personnes trans ont subi une agression physique ou sexuelle au cours des cinq dernières années, et 30 % ont été victimes de discrimination au cours de l’année écoulée.

Il faut donc une réaction forte, immédiate et sans équivoque. Prisme, en tant que fédération, appelle les autorités à faire respecter la loi et à prendre des mesures concrètes contre la transphobie. Face à la discrimination, nous ne nous tairons pas : la transphobie ne passera pas.

Au-delà du strict respect de la loi, c’est aussi une lutte politique qui doit être menée. Laisser prospérer ces provocations implique un processus de normalisation de la violence, ouvrant ainsi la porte à des attaques inacceptables contre les personnes trans. Les évènements du 8 mars 2025 sont un signal d’alarme : la question n’est plus de savoir si nous devons réagir, mais comment nous allons riposter pour empêcher cette vague transphobe de s’installer durablement en Belgique.

Une « théorie du genre » qui n’existe pas

Outre la transphobie revendiquée lors de la manifestation, des messages à caractère anti-genre ont également été diffusés par les mêmes personnes. Il n’existe pourtant pas de « théorie du genre » telle que présentée par ces milieux ; il s’agit d’une construction rhétorique, du même registre complotiste que l’islamophobe et raciste « théorie du grand remplacement ». Clément Viktorovitch, politologue et professeur de rhétorique à Sciences Po Paris, rappelait au micro d’Arnaud Ruyssen sur « La Première » que cette stratégie consiste à élargir la « fenêtre d’Overton » : plus on répète des idées outrancières, plus elles gagnent en banalité et s’imposent comme légitimes dans le débat public… ainsi qu’à la déplacer : là où l’on pouvait se réjouir du fait que des idées progressistes deviennent acceptables dans le débat public (notamment l’allongement du délais d’IVG dont il n’était même pas envisageable de parler il y a encore quelques décennies), nous avons aujourd’hui toutes les raisons de trembler en voyant devenir dicibles des idées réactionnaires et fascistes, et en voyant de plus en plus de thèmes propres à l’extrême droite considérés comme acceptables.  

Collusion inquiétante des médias

Au-delà de la provocation de certain·es responsables politiques, ce qui choque également est la facilité avec laquelle certains médias ont relayé, sans esprit critique, une version des faits erronée. À la télévision, la parole a été donnée au président du MR pour commenter l’« agression » qu’aurait subie les membres de son parti, alors qu’aucune preuve matérielle ne l’étaye. À l’ère de la post-vérité, comme l’explique la philosophe Myriam Revault d’Allonnes (2018), il suffit qu’une personnalité influente profère une contre-vérité suffisamment forte pour qu’elle finisse par s’installer dans la sphère médiatique, faisant fi de toute vérification factuelle.

Notre société glisse ainsi vers une indifférence au vrai et au faux. Cette banalisation du mensonge rejoint la logique décrite par Hannah Arendt :

« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion, il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger et, avec un tel peuple, vous pouvez faire tout ce que vous voulez. »
(Arendt, 1972)

Une « liberté d’expression » à géométrie variable

Les personnes transphobes entendent justifier leurs propos par la « liberté d’expression ». Or, inciter à la haine envers un groupe minoritaire n’est pas une liberté : c’est un délit. Cette stratégie, qui consiste à se revendiquer seul détenteur de la « parole libre » tout en criant à la « censure » ou à l’ « agression » dès la moindre contestation, reprend un schéma plus large, souvent utilisé par l’extrême droite :  

  • affirmer qu’on « ne peut plus rien dire »  
  • exiger de pouvoir « tout dire », y compris des incitations à la haine
  • invoquer la censure quand des propos problématiques sont dénoncés  
  • et dans le même temps vouloir faire taire celles et ceux dont les propos sont contraires à leurs convictions politiques

Un exemple récent l’illustre : le journaliste Michel Henrion a rappelé que le MR diffusait des propos transphobes lors de la manifestation. Réponse immédiate du parti : une plainte contre lui pour « incitation à la haine ». On se retrouve dans un retournement total où un journaliste qui dénonce un délit pénalement répréhensible est attaqué en justice pour le même motif.  

Lorsqu’on parle de liberté d’expression, on peut aussi penser à l’humour transphobe, qui peut être un tremplin vers d’autres formes de violences. On pense aussi aux publications diverses sur « l’idéologie transgenre » qui alimentent dans les faits une panique morale délétère, en particulier lorsqu’elles sont mises en avant par des partis et des médias supposés défendre la démocratie.

Retour historique et dérive géopolitique

Un regard sur l’histoire récente montre que cette rhétorique victimisante et mensongère est un levier politique récurrent de l’extrême droite : on instrumentalise la liberté d’expression pour diffuser la haine, puis on se dit « martyr » dès lors qu’on nous demande de cesser. Aux États-Unis, Steve Bannon ou Donald Trump ont poussé cette logique très loin, quitte à s’affranchir du réel. À force de provocations, la fenêtre d’Overton s’est élargie, rendant audibles des discours autrefois inimaginables.

En Europe, des cercles de droite et d’extrême droite entretiennent des liens avec cette « école » américaine, validant et important chez nous des théories complotistes (du « grand remplacement » à la « théorie du genre » et au « wokisme »), tout en exploitant la saturation médiatique pour manipuler l’opinion.

Intersectionnalité et mensonges stratégiques

Autre détournement : l’utilisation caricaturale de la notion d’ « intersectionnalité » pour accuser le féminisme inclusif de « dérive ». Ce concept, forgé par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw (1989), vise à analyser la convergence des discriminations. Il n’a rien d’un « complot antiféministe » ; au contraire, il invite à prendre en compte la situation spécifique, par exemple, des femmes trans, des femmes racisées ou des femmes en situation de handicap.

Le MR, suivant l’extrême droite, instrumentalise ce terme pour faire croire qu’un « véritable féminisme » serait menacé. C’est exactement l’inverse : l’intersectionnalité renforce le féminisme en l’ouvrant à toutes les femmes, y compris les plus marginalisées.

Quand la police et les médias ferment les yeux

Il est frappant de constater à quel point la police et des médias belges ont pu accorder du crédit à la parole d’un parti dont certain·es représentant·es ont tenu des propos transphobes. Plutôt que de souligner que la transphobie constitue un délit, on a mis l’accent sur la prétendue agression subie par les auteur·rices mêmes de propos haineux, inversant dangereusement la réalité.

Se focaliser sur la « violence » dénoncée par des transphobes revient à passer sous silence celle qui s’exerce de manière quotidienne contre les personnes trans, victimes d’agressions verbales ou physiques. C’est ainsi que se normalisent des discours d’exclusion.

Face à la haine, réagir sans ambiguïté

En tant que chargé·e·s de plaidoyer LGBTQIA+ et sociologues spécialistes de l’extrême droite, nous refusons de laisser prospérer cette stratégie de provocation et d’inversion du réel. Nous appelons :

  1. Les autorités compétentes à faire respecter la loi et à ne plus tolérer que des discours incitant à la haine soient minimisés ou banalisés.
  1. Les médias à exercer un réel esprit critique lorsqu’ils relaient une « information » provenant de cercles politico-idéologiques, et à rétablir les faits avant de donner la parole à celles et ceux qui les déforment.
  1. La société civile et les mouvements progressistes à poursuivre la lutte, non seulement pour faire respecter la loi, mais pour affirmer clairement qu’aucune récupération de nos luttes ne sera tolérée. Le 8 mars appartient à toutes les femmes, y compris les femmes trans.

Le combat pour les droits des femmes et contre les discriminations est indivisible et doit être inclusif. S’attaquer aux femmes trans, c’est s’attaquer au féminisme lui-même. Brandir la transphobie comme une opinion légitime, c’est saper la solidarité, fracturer les mouvements progressistes et ouvrir la voie à une droite toujours plus extrême.

Garder le silence devant ce danger reviendrait à laisser la fenêtre d’Overton s’élargir, à normaliser la transphobie et à faire reculer notre société en matière de droits fondamentaux. Les événements du 8 mars 2025 doivent servir d’électrochoc : la transphobie n’est pas négociable, elle n’a pas sa place dans l’espace public, et nous continuerons à la combattre fermement.

Résister à la vague fasciste


Le 8 mars 2025 n’est pas un incident isolé : c’est une alerte supplémentaire. Les discours haineux, s’ils ne sont pas immédiatement contrés, laissent place à des actes toujours plus graves.  

Cette dérive s’inscrit dans ce qu’Antonio Gramsci (1891-1937) appelait la « guerre culturelle ». Dans ses Cahiers de prison, il insiste sur l’importance de la bataille idéologique pour imposer l’hégémonie culturelle d’un camp politique. Ce concept a été repris et détourné par la droite et l’extrême droite, qui y voit un outil pour légitimer ses idées réactionnaires. Aujourd’hui, il revient aux mouvements progressistes et à la gauche de réinvestir ce terrain de la « guerre culturelle » pour faire face à cette offensive idéologique et proposer un contre-discours cohérent. Cette porosité s’explique aussi par un déplacement de la « fenêtre d’Overton » vers la droite, qui a distendu le cordon sanitaire médiatique censé empêcher la banalisation des thèses d’extrême droite. Des propos qui, il y a encore quelques années, auraient été jugés inacceptables, sont aujourd’hui relayés dans les médias avec une facilité déconcertante.

Parallèlement, certains partis politiques, sous couvert de « liberté d’expression », n’hésitent pas à s’allier ouvertement à l’extrême droite : ils comptent dans leurs rangs d’anciens membres du parti « Chez nous » et ont même récemment nommé un ex-dirigeant du « PP » comme chef de cabinet du président de parti, ce qui nous inquiète quant à la préservation du cordon sanitaire politique apparu à la fin des années quatre-vingt pour contrer la progression des partis d’extrême droite et des idées anti-démocratiques.  

Nous pouvons manifestement observer tous les signaux d’alarme : usage systématique de la victimisation, normalisation de la haine, érosion des garde-fous démocratiques et inversions orwelliennes où les transphobes se présentent comme lésés. Tout indique que nous sommes engagés sur une pente glissante vers le fascisme. Il est urgent que toutes celles et ceux qui se réclament de la démocratie et de l’égalité réagissent pour endiguer cette montée de la haine et empêcher que l’espace public ne devienne le terrain de jeu des discours d’exclusion.

NOTES DE BAS DE PAGE

(1) Propos de G.-L. Bouchez à l’émission Matin Première au micro de Thomas Gadisseux le 10 mars 2025.

(2) Les Clés: “De la fenêtre d’Overton à la post-vérité”.

(3) Intervention du politologue François Debras dans l’émission “En quête de sens” sur la RTBF le 16 mars 2025.

Références

Loi Genre du 10 mai 2007 relative à la lutte contre la discrimination entre les femmes et les hommes (Moniteur belge, 30 mai 2007).

Code pénal belge, articles 444 à 448 (diffamation, incitation à la haine et à la violence).

FRA (Agence des droits fondamentaux de l’UE). Chiffres sur la discrimination et les violences subies par les personnes trans en Europe.

Arendt, H. (1972). Du mensonge à la violence (entretien et articles divers). Paris : Calmann-Lévy.

Crenshaw, K. (1989). Demarginalizing the Intersection of Race and Sex. The University of Chicago Legal Forum.

Gramsci, Antonio. (1996). Cahiers de prison. Paris : Gallimard. (Édition dirigée par André Tosel, basée sur les textes originaux italiens rédigés entre 1929 et 1935.)

Revault d’Allonnes, M. (2018). La Faiblesse du vrai : ce que la post-vérité fait à notre société. Paris : Seuil.

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