Communiqué concernant le sketch “Le 128e sexe” de l’émission "Le Grand Cactus”

Ce 19 septembre, un sketch diffusé par la chaîne publique belge Tipik, dans l'émission “Le Grand Cactus”, parodiait la chanson "Le 3ème Sexe" du groupe Indochine. Reprise en duo en 2020 avec le chanteur queer Rahim Redcar (Christine and the Queens au moment de la sortie de la chanson), le sketch met en scène deux acteur·rice·s cisgenres, incarnant Nicola Sirkis et Rahim et interprétant le titre "128e sexe", ridiculisant les identités de genre trans et non-binaires, dans leurs paroles.

“Garçon, fille ou thé à la menthe

Peu importe, je suis non genrée”

“Je suis une bille ou un héron

Moi un lapin qui se sent poisson”

“ Et on ne comprend pubien (bis)

Je suis une tranche de pain”

Ces mots ne font que renforcer l'idée que les identités de genre en dehors du spectre binaire sont absurdes.  

Une plainte a été déposée auprès du CSA et de l’IEFH.

Pour rappel  

La transidentité désigne le fait pour une personne de ne pas se reconnaître dans le genre qui lui a été assigné à la naissance, généralement basé sur son sexe biologique. Autrefois, on parlait de "transsexualité", aujourd'hui, le terme "trans" ou "transgenre" est préféré, car il met l'accent sur l'autodétermination et ne lie plus forcément cette identité à des interventions médicales. En résumé, être transgenre signifie que l’identité de genre d’une personne ne correspond pas au rôle genré que la société lui a imposé à sa naissance.  

Les identités non-binaires regroupent toutes les formes d'identité de genre qui ne se limitent pas aux catégories traditionnelles d'homme et de femme. Contrairement à la binarité, qui classe les gens en deux groupes, la non-binarité reflète une diversité d'expériences où une personne peut ne pas s'identifier complètement ou toujours à l'un ou l'autre genre. Ainsi, chaque individu non-binaire peut exprimer son identité de manière unique, selon son ressenti par rapport aux genres masculin, féminin ou autre.1

La liberté d'expression : Un alibi trop facile

Face à la controverse, la RTBF a réagi en invoquant la "liberté d'expression" et la nature satirique de leur émission. Cependant, il est important de rappeler que cette liberté, bien qu'essentielle dans une démocratie, n'est pas absolue. Elle ne peut servir d’excuse à tout acte ou propos, surtout lorsque ceux-ci renforcent des stéréotypes qui alimentent la haine. En Belgique, la loi anti-discrimination est claire : les discours qui incitent à la haine, la discrimination ou la violence, que ce soit contre des groupes raciaux, ethniques, ou en lien avec l'orientation sexuelle ou l'identité de genre, sont illégaux.2 La satire n'est pas un bouclier juridique qui permet de se moquer impunément des groupes marginalisés. 3  Il est essentiel de rappeler que les propos transphobes et enby-phobes, même s'ils se cachent derrière l’humour, peuvent constituer un délit. Il ne s’agit pas ici de "seulement blesser des sensibilités", mais bien de créer un terreau fertile pour la discrimination et la violence.

Cette parodie s'inscrit dans un climat global de rejet et de marginalisation des personnes LGBTQIA+, en particulier des personnes trans et non-binaires. Selon les statistiques, en Belgique, 34 % des personnes trans ont subi une attaque physique ou sexuelle au cours des cinq dernières années, et 30 % ont été discriminées au cours des douze derniers mois. Ce sketch banalise ces réalités douloureuses en faisant passer les identités de genre non-cis pour insensées et caricaturales, renforçant ainsi les préjugés qui alimentent les violences réelles (selon les statistiques de la FRA).

Rire des opprimé·e·s n'a pas le même poids que rire des puissants

L'humour, lorsqu'il est mal utilisé, peut devenir un outil de déshumanisation. En effet, il peut être mobilisé pour attaquer les minorités, rendre leurs combats insignifiants, voire justifier la violence à leur égard. Dans ce numéro “humoristique”, on utilise une rhétorique transphobe bien connue, illustrée par des expressions comme "Es-tu née licorne pailletée ?" Ou encore "Je suis dromadaire le matin et cahier le soir", banalisant ainsi le discours croissant anti-trans, sous couvert de l’ironie ou de la dérision. Ce type de contenu médiatique participe à rendre la haine "acceptable", avec comme prétexte : rire de tout.

Or, l'humour n'est jamais neutre. Comme le souligne Perrine Coudurier dans "Humour et pouvoir. Dominations et résistances.", il peut à la fois être un instrument de domination ou une arme critique qui révèle les rapports de force entre différents groupes sociaux.4 Rire des “dominants”, qu'iels soient politiques, économiques ou sociaux, a souvent été une façon de déstabiliser et de remettre en cause leur pouvoir et structures de domination.  

Cependant, “rire des dominé.e.s”, qu'il s'agisse de minorités, de groupes marginalisés en raison de leur genre, de leur origine ou de leur orientation sexuelle ne fait que renforcer les inégalités, les rapports de force existant, les stéréotypes. Cela stigmatise ces groupes, et perpétue leur marginalisation. En effet, "l’humour est l’enjeu de luttes sociales et de luttes de classe". Ainsi, lorsqu'il est utilisé pour se moquer des personnes déjà en position d'oppression, l'humour cesse d'être subversif et devient un outil d'exclusion et de maintien des hiérarchies sociales.

Des personnalités influentes, telles que le chanteur belge Musti et les célèbres drag Queens Edna Sorgelsen et La Big Bertha, n’ont pas tardé à exprimer leur indignation sur les réseaux sociaux.  

"Donner des armes à la transphobie n’est pas digne de la belle mission de service public que devrait porter la RTBF, et surtout sur la première chaîne. De nombreuses équipes (surtout @tipikrtbf) se battent pour faire passer de vraies valeurs humanistes (dans des petites émissions...), et sont d’une grande sensibilité quand il s’agit d’inclusivité. Et puis voilà qu’une des émissions avec le plus d’audimat vient tout péter...” a écrit Edna Sorgelsen.  

La Big Bertha, a quant à elle souligné l’absurdité de cette initiative en commentant sous la vidéo republiée sur les réseaux sociaux “Donc cette chaîne produit DragRace Belgique … on s’insurge souvent d’entreprises qui font du Pink Washing5 mais là … vous démontrez bien vos pauvres intérêts télévisuels …”.

Les médias ont une responsabilité dans la manière dont ils façonnent le discours public. Les chaînes publiques comme la RTBF, qui revendiquent de surcroît des valeurs de diversité en tant que “reflet de notre société plurielle et œuvrant pour le vivre-ensemble"6, ont pour mission de promouvoir des valeurs d'inclusion et doivent faire preuve de discernement. Bien qu’il n’y ait sans doute pas eu de mauvaise intention, le résultat de cette démarche, lui, est indéniable : un sentiment de déshumanisation partagé au sein de la communauté trans et non binaire, un groupe déjà en proie à des discriminations croissantes. L’effet cumulatif de tels sketches est dangereux, il renforce les discours de haine qui, dans un contexte de montée des violences transphobes, ne peuvent être ignorés.

Conclusion

Comme le souligne avec justesse @helloiammajo “Quand nous aurons tous·tes les mêmes droits, les mêmes ressources et les mêmes libertés, il est vrai que les plaisanteries sur tout le monde seront légitimes. Mais ce moment n’est pas encore venu.”7 Nous vivons une époque où les droits des personnes LGBTQIA+ sont constamment attaqués. Le rôle des médias, des comédien·ne·s, et des figures publiques n’a jamais été aussi important. Il est temps que les chaînes de télévision prennent leurs responsabilités et cessent de promouvoir des contenus qui, même sous couvert de parodie, alimentent le rejet de l’autre. Un humour qui stigmatise des groupes marginalisés n'est ni neutre ni inoffensif. Au contraire, il renforce des systèmes d’oppression déjà en place.  

Sources

(1) Plateforme trans. (n.d.). https://www.pratiq.be/plateforme-trans/quest-ce-que-la-transidentite

(2) Les limites à la liberté d’expression | Unia. (s. d.). Unia. https://www.unia.be/fr/domaines-daction/medias-et-internet/internet/les-limites-a-la-liberte-dexpression#5.-Les-injures-ecrites-labus-de-moyens-de-communication-le-harcelement

(3) Vlassenbroeck, J., & Vlassenbroeck, J. (2023, 25 septembre). Liberté d’expression : quelles sont les limites ? Que dit la loi ? RTBF. https://www.rtbf.be/article/liberte-d-expression-quelles-sont-les-limites-que-dit-la-loi-8722028

(4) Coudurier, P. (2015, 30 juin). Humour et Pouvoir. Dominations et résistances. Fabula. https://www.fabula.org/actualites/68689/humour-et-pouvoir-dominations-et-resistances.html

(5) Le « Pinkwashing », également connu sous le nom de « rainbow-washing », est une stratégie qui consiste à déployer des messages superficiellement sympathiques à l'égard de la communauté LGBTQ à des fins qui n'ont que peu ou pas de rapport avec l'égalité ou l'inclusion des LGBTQ, y compris le marketing LGBT.

(6) Nos valeurs. (s. d.). RTBF Entreprises. https://www.rtbf.be/entreprise/article_nos-valeurs?id=7859596

(7) Cuz we can’t talk about jokes without talking about power. (2024, 23 septembre). Instagram. https://www.instagram.com/p/DAPBB9kNn2x/?img_index=1

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