Genre de trouble

Les élèves du lycée Clémenceau de Nantes ont défié ce 16 mai la Manif pour tous et divers groupes anti-mariage homosexuels qui protestaient depuis deux jours pour empêcher leur action. Ils ont tenu bon puisqu'une centaine de garçons et autant de filles sont venus en jupe au lycée pour dénoncer le sexisme. Je leur dédie ce texte, ainsi qu'aux adolescents du Collège Saint-Michel de Bruxelles, dont la direction eut été plus avisée d'inscrire quelques cours d'éducation sexuelle au programme plutôt que de renvoyer ces jeunes qui s'initiaient au sexe.

Aux beaux jours de l’été, les adolescents du lycée Dachsbeck à Bruxelles flânent en fin d’après-midi sur la Place du Sablon. Les mines sont réjouies. C’est la fin des examens. Il y a un air de fête, l’approche des vacances. Je croise deux de ces élèves, un garçon et une fille. Ils doivent avoir 14 ou 15 ans. Ils marchent main dans la main. Ils fleurtent. C'est peut-être la première fois. Il y a quelque chose comme une étincelle dans leurs yeux. Les pupilles sont dilatées. Les visages sont enflammés, les cœurs battent un peu plus fort. Brefs, quelques signes d’émotion, un sourire est esquissé sur leurs lèvres. Mais esquissé seulement. C'est qu'il y a aussi de la tension en chacun d'eux. On appelle ça le trouble. Il y a sûrement plus. D'une manière probablement différente pour l’un et l’autre, il semble que des efforts s'exercent pour maîtriser leur état émotionnel. Ne pas paraître trop béat vis-à-vis de l'autre, ni trop bébête vis-à-vis des autres.

Oui. Il y a de ça. Mais pas seulement. La tension que ressent chacun de ses ados résulte certes de l'effet de leur rencontre, de leur rapprochement. Mais ce qui leur échappe, c'est son origine. Cette altération des sens et des sentiments leur est inconnue et inintelligible. A ce moment-là, tandis qu’ils se serrent la main, s'échangent leur chaleur, explorent leur épidermes, s'adonnent à de très subtiles caresses, ils vivent leurs premiers émois constitués de réactions assez stéréotypées de leurs systèmes nerveux autonomes. C’est un processus réactif de nature physiologique, en interaction avec le système cognitif et l’environnement. Des productions hormonales vont influer sur l’activité du cortex préfrontal pour induire une lecture de ces émotions et, autant que possible, des régulations intégrant connaissances et comportements acquis.

La dopamine intervient comme neurotransmetteur dans l’anticipation du plaisir, et donc du désir, mais aussi dans les motivations à l’apprentissage et dans la transmission des sensations du plaisir. La sérotonine induit des modifications de l’humeur et de la perception affective de l’être aimé, tandis que la noradrénaline intervient sur le niveau d’excitation. L’ocytocine, plus sollicitée dans l’acte sexuel que dans les fleurts et les préliminaires, a une fonction neurotransmettrice du plaisir. C'est ce que les neurobiologistes appellent le « circuit de la récompense ».

Quant aux hormones dites sexuelles, elles n’y ont, d’un point de vue strictement biologique, aucun rôle. Elles ont préparé les corps, stimulant le développement des caractères sexuels secondaires et l’éveil des zones érogènes, mais c’est à peu près là que leur mission s’arrête. D’un point de vue biologique, désir et plaisir n’ont pas d’orientation sexuelle.

Ces deux ados, comme tous leurs congénères, sont inconscients du rôle des hormones. Et quand bien même il en aurait été question dans un cours quelconque de biologie, ils méconnaissent totalement la puissance de celles-ci. Leur capacité réelle à induire des modifications d'humeur, de perception, de jugement et de comportement, en interaction avec le système cognitif dont elles permettent une interprétation nouvelle, une sorte de lecture décalée.

Non maîtrisée, cette ivresse induite est curieuse pour les uns, inquiétante pour d'autres, ou alors affolante, ou encore anxiogène. C'est que nous n'apprenons pas à céder, jouir et nous délecter des effets de nos drogues naturelles lorsque la production de celles-ci devient efficiente.

Notre culture occulte largement la physiologie de l'attirance, du désir et du plaisir. Dans la société occidentale actuelle, l’art du sexe et de la volupté ne fait pas partie de la transmission des savoirs. Au lieu de cela, notre culture a produit un discours essentiellement basé sur une dimension romantique de l'amour comme contexte exclusif de la sexualité. L'amour ! C’est ce sentiment, glorifié et jamais défini, qui présiderait à la formation de la cellule de base de notre société, à savoir le couple, et ensuite la famille, version procréatrice du premier.

Nous tenons pour acquis que l'amour est une disposition naturelle dont l'essence est de rapprocher des individus – pas plus de deux d’ailleurs – dans le grand dessein de la perpétuation. L’amour est hétérosexuel, monogame, stable dans le temps, intragénérationnel et ne peut concevoir d’autre forme de sexualité que strictement privée, dénuée d’éléments pornographiques, sans recours aux sex toys, ni a des partenaires additionnels, encore moins à des partenaires payés, dans un dessein essentiellement procréateur. Ce faisant, s’établit une hiérarchie des sexualités, distinguant le sexe acceptable dont il peut être débattu meso voce, ses variations damnables mais admises pour autant qu’on ne s’en rengorge pas, et l’abominable, objet d’un discours désapprobateur autant qu’abondant.

Mais ce n’est pas tout. La construction imaginaire de l’amour occulte aussi les constructions sociales qui la soutiennent. En particulier, la différenciation des identités de sexe et la répartition des rôles entre celles-ci. Toute cette construction sociale et politique répartissant les rôles entre les deux sexes, sous la tutelle du premier, n’est guère remise en cause dans l’éducation et l’enseignement. Et dans cette période de la vie où se construisent les identités, rien ou si peu n’est fait pour leur permettre de s’interroger sur cet environnement dans lequel ils s’immergent comme ils respirent.

Il est fort à croire que ces deux adolescents croisés sur la place du Sablon resteront longtemps encore dans l’ignorance, ou du moins dans l’impensé des rapports de sexe.

Je croiserai à nouveau un peu plus tard le joli petit couple du Lycée Daschbeck. Mais ils ne sont plus seuls. Un autre couple de leurs amis les a rejoint. Du coup, les mains se sont lâchées, les couples se sont défaits. Ou plutôt, deux autres paires se sont formées. Les deux jeunes filles discutent entre elles assises sur un banc, tandis que les garçons taillent une bavette debout pas loin d’elles. Était-ce l’excuse attendue pour faire retomber les tensions intérieures inexplicables ? Je les dépasse et poursuis mon chemin, non sans intérieurement leur souhaiter que le désir les saisisse à nouveau, que ces sensations étranges réapparaissent, et qu’ils prennent un jour conscience de leur source véritable.

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