Les 15 et 16 mai derniers, un colloque était organisé à l’Université libre de Bruxelles (ULB)1. Habemus Gender se proposait de réunir des chercheurs d’Europe et d’Amérique pour déconstruire la riposte religieuse contre la prétendue théorie du genre. Les chercheurs ont épinglé la fronde vaticane contre l’avortement, l’euthanasie, le mariage homo et, de façon générale, contre les acquis des luttes féministes et des mouvements LGBT. Compte rendu.
Il y a une ambiance de douce insurrection sur le campus de l'ULB à l’ouverture du colloque. David Paternotte, Professeur de Sociologie à l'ULB et chef d’orchestre du colloque, explique que des membres de Civitas ont collé des affiches pendant la nuit : Confieriez-vous des enfants à ces gens-là ? Non au mariage homo ! Le ton est donné. La sécurité a été renforcée.
C’est le seul incident qui émaillera le colloque mais il montre à quel point le sujet est sensible. Les mobilisations françaises contre le mariage pour tous ont révélé l’existence d’un mouvement sans précédent. Contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe mais plus généralement contre ce que les manifestants appellent eux-mêmes la théorie du genre qui nierait l’altérité sexuelle et constituerait une menace pour l’humanité. Rien que ça.
Premier enseignement du colloque, ce mouvement n’est pas une spécificité française. Bien sûr la France a Christine Boutin et la Manif pour tous, mais on retrouve des mouvements similaires en Allemagne, en Pologne, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Amérique latine et aux Etats-Unis notamment. Avec les mêmes slogans et les mêmes modes d’action (par exemple des veilleurs en Italie ou des revues anti-gender en Espagne).
Il se passe donc quelque chose au niveau international.
Aux Nations-Unies d'abord, où le rapport de force semble s’être inversé en à peine dix ans. Entre la conférence de Nairobi de 1985 et celle de Pékin de 1995, tout a changé. En 1985, les académiques et les décideurs politiques parlaient de genre et de gender mainstreaming. Ce mot un peu barbare désigne la nécessaire transversalité des luttes pour l’égalité entre hommes et femmes : emploi, formation, allocations sociales, accès au logement,… l’égalité des genres concerne toutes les politiques.
En 1995, même le mot genre fait l’objet d'une offensive. On peut encore parler de lutte contre les discriminations et les violences faites aux femmes, mais plus de contraception, ni d’avortement et encore moins de diversité des familles. Les droits sexuels font l’objet d’une fronde sans précédent menée par le Vatican avec l’appui d'autres religions.
C’est le deuxième enseignement de ce colloque : la collusion entre les religions et les débats à l’intérieur des communautés religieuses. Sur le terrain de la sexualité et des genres, si c’est le Saint-Siège qui est à la manœuvre, il y a néanmoins des transferts et des coalitions entre institutions religieuses. On se rappellera de la convergence des opinions formulées par le Grand Rabbin de France, la Conférence des Evêques de France et le Conseil français du Culte musulman au sujet du mariage pour tous.
Il n’y a pour autant pas unanimité dans les mouvements religieux. De vifs débats ont eu lieu y compris dans le monde catholique, au sein de la Conférence des Evêques de France. Mais ceux qui sont favorables au mariage pour tous vont avoir beaucoup de difficultés à trouver un accès à l’espace public qui sera monopolisé en faveur de la rhétorique inspirée directement des discours du Saint-Siège.
Quelle est cette rhétorique ? C'est un troisième éclairage important apporté par le colloque Habemus Gender. La rhétorique de l'Eglise catholique se construit sur la transcendance : les catégories préexistent à l’être humain. On avait déjà eu un exemple d'un tel procédé à la fin du XIXème avec l’encyclique Rerum novarum. Le texte catholique insistait pour que chacun reste sagement dans sa classe sociale, que les ouvriers acceptent leur sort car c'était une volonté divine et qu'il fallait que chacun consente à sa destinée pour que la société fonctionne.
Appliqué au genre à la fin du XXème2, c’est à la femme que s’adresse le message. Les hommes et les femmes sont différents par essence et sont complémentaires. Les femmes doivent donc accepter leur sort puisqu’elles disposent de caractéristiques intrinsèques qui les prédisposent à assumer les tâches ménagères et l’éducation des enfants. Ce qu’il faut changer, selon la rhétorique vaticane, c’est la valeur accordée aux tâches ménagères. Il faut les revaloriser parce qu’il est bon que la femme fasse corps avec sa destinée.
La prétendue théorie du genre viendrait menacer ce bel équilibre en niant les différences et la complémentarité entre hommes et femmes. C’est le primat du biologique et de la nature sur le social qui serait mis en danger. Le discours multiplie également les références à la nature. Il faut sauver la nature de l’homme et de la femme et préserver l’écologie humaine.
La prétendue théorie du genre est donc un outil rhétorique pour re-naturaliser les différences entre hommes et femmes, s’opposer à tout ce qui n’est pas naturel (avortement, euthanasie, mariage homo notamment) et disqualifier un champ d’études.
Car ce champ d'étude existe bel et bien. L'approche genrée des politiques publiques et des constructions sociales est un outil mobilisé dans de nombreuses disciplines. Comment se construisent le féminin et le masculin dans nos sociétés (et dans d'autres), qu'est-ce qui préside à la segmentation des études supérieures entre jeunes garçons et jeunes filles, comment combattre les inégalités salariales, quels sont les impacts du recours au temps partiel pour les femmes et pour les hommes,... sont autant de composantes des versants académiques et politiques des questions de genre.
Il ne faut dès lors pas confondre ces champs d'étude avec la théorie du genre qui, en tant que corpus unique et défini, n'existe que dans le discours des anti-gender. Discours que ce colloque a habilement commencé à déconstruire.