(Homo)sexe et politique

Malgré les évolutions dans les ordres du droit et de la connaissance, il reste un long chemin pour s’affranchir des condamnations sociales en matière de sexualité.

Le plaisir occulté

Les émotions humaines sont, d’un point de vue physiologique, constituées de réactions stéréotypées du système nerveux autonome, en interaction avec le système cognitif et l’environnement. Plaisir et désir correspondent à des productions hormonales activées par les émotions et les sollicitations des zones érogènes, et influant sur l’activité du cortex préfrontal. La dopamine intervient dans l’anticipation du plaisir, les motivations à l’apprentissage et la transmission des sensations du plaisir. La sérotonine induit des modifications de l’humeur et de la perception affective. La noradrénaline intervient sur le niveau d’excitation. L’ocytocine a une fonction neurotransmettrice du plaisir. Quant aux hormones dites sexuelles, elles n’y ont aucun rôle. Elles ont seulement préparé les corps, stimulant le développement des caractères sexuels secondaires et l’éveil des zones érogènes. D’un point de vue biologique, désir et plaisir n’ont pas d’orientation sexuelle.

Notre culture occulte largement la physiologie de l'attirance, du désir et du plaisir. Au lieu de cela, elle a produit un discours essentiellement basé sur une dimension romantique de l'amour. Nous tenons pour acquis que l'amour est une disposition naturelle dont l'essence est de rapprocher des individus dans le grand dessein de la perpétuation. L’amour est hétérosexuel, monogame, stable dans le temps et intragénérationnel. Ce faisant, s’établit une hiérarchie des sexualités, distinguant le sexe acceptable dont il peut être débattu mezzo voce, ses variations damnables mais admises pour autant qu’on ne s’en rengorge pas, et l’abominable, objet d’un discours désapprobateur autant qu’abondant.

Sont également occultées les constructions sociales qui soutiennent ce modèle. En particulier, la différenciation des identités de sexe et la répartition des rôles entre celles-ci. Depuis la fin de l’Ancien Régime, la domination masculine est assurée par une nouvelle définition de la virilité. La figure masculine idéale est celle du soldat. Fort, musculeux, poilu, il est à l’image de Mars plutôt que d’Apollon. Il est doté d’une puissance sexuelle qu’il peine à réfréner. Par contre il maîtrise ses émotions, est réservé dans sa gestuelle et sobre dans ses expressions affectives. Dans une dialectique visant la construction d’un binôme complémentaire, la figure féminine se décrit en une image inversée, synonyme de traits fins, de fragilité, de douceur, mais aussi d’incapacité à maîtriser ses émotions, d’intelligence limitée, et de grande réserve dans ses pulsions sexuelles.

L'homosexuel, une espèce ?

Le caractère socialement construit des identités de genre et l’idéologie reproductive sont les deux dimensions majeures du questionnement nécessaire à la compréhension de la construction du personnage homosexuel, de son statut et de son rôle.

Michel Foucault en a étudié la genèse dans son Histoire de la sexualité (1974). Il met en évidence l’émergence aux 17e et 18e siècles du « dispositif de sexualité » comme une des nouvelles techniques de pouvoir sur lesquelles reposent les modes de contrôle social propres à la société moderne occidentale. C’est une économie des corps dans laquelle la sexualité est strictement encadrée et objet d’un discours prescriptif abondant. Dans ce contexte, la sexualité entre personnes de même sexe est problématique. Elle prend au 19e siècle une formulation scientifique multiforme, à caractère psycho-médico-légal. Foucault décrit ainsi dans une de ses pages les plus célèbres ce qu’on pourrait appeler l’invention de l’homosexuel : « La sodomie – celle des anciens droits civil ou canonique – était un type d’actes interdits ; leur auteur n’en était que le sujet juridique. L’homosexuel du 19e siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente : sous-jacente à toutes ses conduites parce qu’elle en est le principe insidieux et indéfiniment actif ; inscrite sans pudeur sur son visage et sur son corps parce qu’elle est un secret qui se trahit toujours. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée (…) moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. »

Les descriptions médicales de l’homosexuel élaborées au 19e siècle en sont l’illustration. La plus célèbre est celle d’Ambroise Tardieu, auteur d’une Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs (1857): « Les cheveux frisés, le teint fardé, le col ouvert, la taille serrée de manière à faire saillir les formes, les doigts, les oreilles, la poitrine chargés de bijoux, toute la personne exhalant l’odeur des parfums les plus pénétrants, et dans la main un mouchoir, des fleurs, ou quelque travail d’aiguille, telle est la physionomie étrange, repoussante, et à bon droit suspecte, qui trahit les pédérastes. »

La psychiatrie ira plus loin que la simple description symptomatique en cherchant causes et remédiations thérapeutiques. Dans le Psychopathia Sexualis (1886),Richard von Krafft-Ebing, psychiatre austro-hongrois, définit l’homosexualité comme une « tare névro-psychopathologique » ou encore un « stigmate fonctionnel de dégénérescence ». L’homosexualité est aussi liée à l’hystérie sexuelle dont les théories psychiatriques ont tôt fait d’affubler la femme. Les deux ont une propension à l’hyperactivité sexuelle, aux débordements affectifs et passionnels, à l’érotisation et à la théâtralisation des émotions. En bref, la figure de l’efféminé, de l’inversion sexuelle, est l’archétype, toujours d’actualité, et l’horizon indépassable de la représentation savante et populaire de l’homosexuel masculin. L’inverse, l’imputation d’une sur-masculinité à la femme homosexuelle, est vraie aussi. Bien que le lesbianisme soit bien moins problématisé au niveau scientifique, cela n’empêche pas sa stigmatisation.

Au 20e siècle, si la science se débarrasse des phraséologies les plus moralisantes, cela ne signifie pas la fin du processus de construction de l’espèce homosexuelle qui se poursuivra jusque dans les années 80. Durant cette période la liste des défauts attribués à l’homosexuel n’a cessé de croître. Efféminé, il est également lâche. Sa propension au secret le rend peu fiable et l’on doute de sa loyauté. D’autant qu’ils s’entraident dans des réseaux mystérieux, des franc-maçonneries particulières, qui transcendent les partis, les classes sociales, les hiérarchies et finalement les nations.

Si la psychiatrie affine ses diagnostics, il importe de souligner qu’il ne s’agit pas seulement d’un système discursif. C’est une logique normative et performative aux conséquences très concrètes. Elle a une répercussion directe sur la pratique médicale et les conditions de son remboursement par la sécurité sociale.

Il existe pour cela deux grands standards officiels. Le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), élaboré par l’American Psychiatric Association, et la Classification Internationale des Maladies de l’OMS (CIM). Au fil de leurs éditions, le diagnostic de l’homosexualité va s’intensifier. En 1952, elle n’est encore dans le DSM qu’un simple exemple de déviance sexuelle de nature sociopathique. En 1968, elle devient un diagnostic à part entière dans la catégorie des troubles de la personnalité. Elle disparaît en 1974 au profit d’un nouveau diagnostic de désordre de l’orientation sexuelle, renommé en 1980 homosexualité égodystonique. Ce diagnostic est retiré en 1987 mais subsiste le diagnostic de détresse due à l’orientation sexuelle. Dans la CIM l’homosexualité, classée dans les déviations sexuelles, sera retirée en 1990, tout en maintenant les diagnostics de trouble de la maturation sexuelle et d’orientation sexuelle égodystonique. Bien que le 17 mai 1990, date du retrait de l’homosexualité dans la CIM, soit commémoré depuis quelques années comme journée internationale de lutte contre l’homophobie, on voit que la psychiatrie s’est ménagée une voie d’accès thérapeutique.

La construction de l’homosexuel a donc des répercussions pratiques majeures jusqu’à ce jour dans le champ médical. Par ailleurs, sa médicalisation signe la mise hors-jeu de la question homosexuelle en tant que problématique sociale, qui s’apparente, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, à « un déni d’existence publique ». Mais les répercussions sont aussi sensibles dans le domaine du droit.

Militance pour un contre-modèle

Mais il faut reconnaître que la tendance s’est inversée progressivement ces 20 ou 30 dernières années. L’amplification progressive du droit à la non-discrimination fait émerger le droit à l’orientation sexuelle. Cette évolution est bien évidemment positive et force est de reconnaître que la Belgique en a fait plutôt bon usage. L’homosexualité n’est plus un crime ni un délit. Au contraire elle est sous l’abri du droit anti-discrimination. Elle n’est plus non plus une maladie.

Il reste l’espèce. Pourtant, celle-ci a peut-être commencé à changer de nature. Les homosexuels eux-mêmes l’ont transformé. Ce groupe constitué malgré lui s’est défendu et s’est réapproprié le concept tout en cherchant à le modifier, ou à en modifier la perception.

Dès les années 60, ce mouvement marquera des points, d’abord au Royaume-Uni, où la sodomie était un crime depuis le 16e siècle. Un mouvement homosexuel important, arguant qu’une maladie ne peut être un crime, obtiendra la décriminalisation de l’homosexualité en 1967.

Les années 70 et 80 seront marquées en Europe et ailleurs par le combat contre la différence de majorité sexuelle entre hétérosexuels et homosexuels. Comme déjà indiqué, cette différence tombera en 82 en France et en 85 en Belgique. C’est le premier combat à dimension internationale.

Une autre lame de fond puise ses fondements dans l’immédiat après 68. À New-York éclatent en 1969 les émeutes du Stonewall In, en réaction aux répressions policières frappant les lieux gais aux États-Unis. Cette révolte donne lieu au mouvement des fiertés et est commémorée tous les ans un peu partout dans le monde sous la forme des Gay Prides. Elles sont souvent mal comprises, mais constituent indéniablement l’expression d’un rapport de force politique en faveur des droits des LGBT.

Les années 70 seront la décennie des libertés sexuelles. Elles marquent un nouvel essor du mouvement féministe, et dans sa foulée et avec son soutien, d’une nouvelle militance homosexuelle, avec l’explosion de groupes révolutionnaires, dont en France le fameux FHAR – Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire. Son existence est éphémère, mais donnera lieu à la création d’une multitudes de groupes et de communautés, y compris en Belgique. Après la dissolution du FHAR, ses principales figures continueront à militer sous des formes plus organisées et plus efficaces, qui mèneront les luttes à venir au niveau des droits, mais aussi contre le sida dès le début des années 80.

Légitimité académique

Le mouvement homosexuel puisera ses argumentations dans un corpus scientifique, essentiellement sociologique et anthropologique, qui se constitue progressivement à partir des années 60 et formera ce qu’on appelle aujourd’hui les études gaies et lesbiennes. Les prémisses sont à rechercher aux États-Unis, avec entre autres, Mary McIntosh qui publie en 1968 The Homosexual Role, article fondateur de la déconstruction du mythe de l’homosexuel.

En France, Monique Wittig, une des fondatrices du MLF, est l’auteur de plusieurs articles retentissants dont deux publiés en 1980 : La Pensée Straight et On ne naît pas femme. Pour Wittig, le lesbianisme ouvre la possibilité d’échapper au destin féminin.

Si cette pensée lesbienne radicale reste assez marginale dans les études de genre, elle a clairement levé le complexe qui avait empêché une problématisation de l’homosexualité, voire peut-être toute l’approche de la sexualité, en termes sociaux et politiques. Dans ce cadre, Gayle Rubin, chercheuse américaine, écrit un autre article fondateur : Penser le sexe. Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité. Elle y dénonce la dévalorisation du sexe dans nos sociétés et y développe le principe de stratification sexuelle, comparable à la stratification sociale, à la base de la hiérarchisation des pratiques sexuelles entre celles considérées comme bonnes, normales et naturelles d’une part, celles qui transgressent ces frontières et sont donc mauvaises, anormales et contre-nature. Mais c’est aussi un principe dynamique, avec un jeu constant sur les frontières entre le normal et l’anormal. Entre les deux se trouve une « zone de contestation », c’est-à-dire des pratiques dont l’honorabilité est en débat, en voie de normalisation ou de déclassement. L’homosexualité, ou au moins certains modes de vie ou certaines pratiques se situent dans cette zone. On peut même dire qu’en Belgique, le couple homosexuel a franchi la frontière et est reconnu dans la catégorie du « bon sexe ». Mais d’autres restent à l’index, comme le travestissement, la transsexualité, le fétichisme, le sadomasochisme, le sexe tarifé ou le sexe transgénérationnel.

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