La mise en danger des travailleur-euses du sexe

©Clara Joubert

L'Europe est parcourue d'une controverse aux relents moraux particulièrement hypocrites. L'abolition de la prostitution semble la nouvelle croisade des coincés du cul. Les gais, lesbiennes et les trans représenteraient un tiers des travailleurs du sexe. Une raison suffisante pour que les associations LGBT s'intéressent à ce débat et prennent position face à la déferlante des discours en faveur de la criminalisation.

On nous l'a dit en boucle durant toute notre éducation, le sexe, c'est mal. Il n'y a que quelques types de situations où le sexe est accepté. Au sein du couple essentiellement. Entre deux personnes, pas plus, fidèles l'une à l'autre.

Admettons-le, d'autres pratiques sexuelles sont aujourd'hui tolérées. Entre personnes de même sexe notamment. On regarde aussi le sexe un peu différemment qu'il y a quelques décennies. Le sexe n'est plus une activité cantonnée à la reproduction. Les dimensions de loisir et de plaisir ont gagné en importance et c'est tant mieux. Mais de là à accepter que quelqu'un puisse en faire son métier, il y a un pas que la société ne veut pas franchir.

Dans nos pays d'Europe occidentale, la prostitution est le plus souvent interdite. Les travailleurs du sexe vivent alors dans un régime de tolérance implicite plus ou moins libéral. Le racolage sur la voie publique est banni, la France a fermé les maisons closes il y a bien longtemps. Pour empêcher le phénomène de trop se répandre, la police se fait tracassière, multiplie les contrôles et les arrestations. Les villes réagissent en ordre dispersé. L'annonce de l'ouverture d'un Eros Center à Seraing a déjà fait couler beaucoup d'encre et ce n'est pas près de s'arrêter.

Plus au nord, dans les pays scandinaves, c'est le client qui est pénalisé. Les travailleurs et travailleuses du sexe sont perçus comme des victimes de l'exploitation sexuelle. Le client, parce qu'il entretient la prostitution en soutenant la demande, est assimilé aux exploitants, macros et trafiquants d'êtres humains.

Le Parlement européen en a beaucoup débattu. Il a adopté en février 2014 une résolution sur l’exploitation sexuelle et la prostitution. L'objectif manifeste des auteurs était de promouvoir le modèle suédois. La pénalisation du client. La résolution assimile d'emblée prostitution volontaire et prostitution forcée, autrement dit la traite des être humains : "la prostitution et la prostitution forcée sont des formes d'esclavage incompatibles avec la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux". Plus loin, le Parlement estime que "les acheteurs de prestations sexuelles jouent un rôle essentiel puisqu'ils maintiennent la demande sur ce marché", ce qui contribue aussi à ce que "dans la prostitution, tous les actes intimes sont rabaissés à une valeur marchande et l'être humain est réduit à une marchandise ou un objet à disposition du client". La résolution condamne fermement, sans le citer, le modèle libéral allemand qui depuis 2002 reconnait officiellement le statut de travailleur du sexe. Deux mesures phares, conformément au modèle nordique, sont donc suggérées par le Parlement européen aux États membres : abroger les législations répressives contre les personnes prostituées et, à l'inverse, ériger en infraction pénale l'achat de services sexuels.

C'est la direction que s’apprête à prendre la France. Une proposition de loi de « lutte contre le système prostitutionnel » prévoit d'abolir l'interdiction de racolage et de pénaliser le client d'une amende de 1500 euros. A l'heure actuelle, l'Assemblé nationale a déjà voté ce texte, mais le Sénat s'y oppose. La proposition fait donc la navette entre les deux assemblées depuis 2013.

L'idée a un moment séduit en Belgique. Toujours Ministre de l'intérieur, Joëlle Milquet avait invité sa consœur française Marisol Touraine lors d'un colloque sur ce thème. Mais pour l'heure, la question ne semble pas être à l'ordre du jour du gouvernement actuel.

Dans toute cette question, il n'est pas fait grand cas de l'avis des premiers concernés : les travailleurs et travailleuses du sexe. Celles-ci craignent que la pénalisation du client n'augmente dans les faits de se retrouver dans une situation encore plus précaire, encore plus clandestine et donc plus dangereuse. C'est ce qu'est venu expliquer le 5 septembre dernier à la Maison Arc-en-Ciel de Liège Thierry Schaffauser, membre du Strass, le syndicat français des travailleurs du sexe. Cette association soutient le Manifeste contre la pénalisation des prostituées et de leurs clients. Il dénonce la stratégie de déresponsabilisation qui dénie toute capacité critique des travailleurs du sexe. S'ils en sont arrivés là, ce n'est pas leur faute. On ne fait pas volontairement ce travail là ! C'est une aliénation. Et donc leur avis sur leur propre activité n'est pas à prendre en compte. Le Strass revendique tout le contraire. Thierry schaffauseur voit dans la criminalisation de la prostitution une série de conséquences néfastes. Elle s'accompagne de la montée de la violence vis-à-vis des prostituées devenues des travailleurs clandestins sans possibilité de réclamer protection. Elle entraine une augmentation exponentielle de transmission du VIH faute d'un suivi médical approprié et de politiques de prévention vis-à-vis de ce public cible. La part de risque est plus importante : il est bien plus difficile de trouver des clients quand on doit se cacher, jouer au chat et à la souri avec les forces de l'ordre. Enfin, cela rend la reconversion plus difficile car beaucoup d'entre elles ont un casier judiciaire.

Un grand nombre d'organisations humanitaires ont compris cette situation. Catherine Murphy, experte en la matière, cite dans un article paru dans La Libre du 18 août 2015, Il faut dépénaliser la prostitution : l’Organisation mondiale de la santé, Onu Femmes, Onusida, l’Organisation internationale du travail, la Global Alliance Against Trafficking in Women, les Global Network of Sex Work Projects, la Commission mondiale sur le VIH et le droit, Human Rights Watch, les Open Society Foundations et Anti-Slavery International. Conseillant Amnesty International sur cette question elle expose clairement sa position : "On ne peut pas s’engager dans ce débat sans admettre que ce sont souvent des femmes et des hommes à la marge de la société qui doivent se résoudre à vendre des services sexuels. C’est peut-être leur seul moyen de gagner leur vie. Dépénaliser leur travail ne signifie pas fermer les yeux sur un monde qui les conduit dans la rue. Nous voulons que ces personnes puissent exercer tous leurs droits humains. Nous continuerons donc à lutter pour un monde où cela est possible."

Sur base de son expertise, Amnesty International a pris en août dernier une position en faveur de la protection des droits fondamentaux des travailleurs et des travailleuses du sexe.

Ce travail est en grande majorité un travail de femmes. Selon une enquête française. Elles constituent 85% de la profession. Mais il ne faut pas oublier que 10% sont des hommes, souvent gais ou bi, et 5% des trans. Thierry Schaffauser estime que près d'un trans sur trois, pour cette population bien en mal de trouver du boulot, vit de la prostitution. C'est une bonne raison pour les associations LGBT de s'intéresser à la question, mais aussi d'offrir leur aide aux personnes concernées. Par exemple à ces ados qui, mis à la porte de chez eux lorsqu'il ont révélé leur homosexualité à leurs parents, n'ont d'autres ressources pour survivre que la prostitution. La Maison Arc-en-Ciel de Liège - Alliàge entretient des liens avec l'association liégeoise Icar, qui vient en aide aux prostitués des deux sexes. A Bruxelles, l'association Alias est spécifiquement orientée pour venir en aide aux prostitués masculins.

Cette problématique du travail sexuel est, vous vous en rendez compte, une question complexe. Elle interroge notre morale, elle dérange nos convictions. Mais elle questionne aussi notre société. Que fait-on réellement pour offrir une alternative à celles et ceux qui n'ont pas d'autre ressources ? Quelle est l'efficacité de nos services de sécurité dans la lutte contre la traite des êtres humains ? Mais aussi, ne peut-on voir dans cette activité autre chose qu'un état de dégradation ? Entouré des protections nécessaires, d'un ensemble organisé d'association ressources, de conditions de travail reconnues, le travail du sexe n'en vaut-il pas un autre ?

Se retrancher derrière une logique de pénalisation revient en fait à une double économie.

La première est l'économie de la pensée complexe qui seule pourtant peut prétendre à une forme d'efficacité dans l'analyse des faits sociaux. A sa place, la logique pénale se satisfait d'une dichotomie opposant le bien et le mal.

La seconde est une économie de moyens. En quoi la justice pénale va à l'encontre de la justice sociale. Cette dernière ne peut se contenter de quelques amendes récoltées de-ci, de-là. Il lui faut bien plus. La mise en œuvre de politiques spécifiques et d'instruments adaptés pour répondre, une par une, aux difficultés sociales que les pratiques de la prostitution ne font que révéler.

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