Comme pour tout sujet qui fait débat, il est important en premier lieu de s’accorder sur les concepts utilisés. La non-mixité, définie généralement comme le fait de réserver un espace à l'usage d'un certain groupe uniquement, à l'exclusion d'autres, peut prendre différentes formes.
Ainsi, une forme de non-mixité imposée par les populations privilégiées à des groupes marginalisés est une forme de ségrégation, une non-mixité subie. Cette non-mixité subie peut prendre différentes formes : l'apartheid en Afrique du Sud, l'exclusion des femmes du droit de vote, ou même le suffrage censitaire (qui excluait les classes les moins riches de la participation politique).
À côté de ça, il y a la non-mixité choisie, celle qui fait l'objet de cet article. Elle est définie comme la création par un groupe socialement dominé d'un espace auquel l'accès par celleux appartenant au groupe dominant est interdit. Définie par Stéphanie Mayer, cette pratique : « consiste en une forme d’organisation permettant de contrer, pour une certaine période de temps, les différentes manifestations de l’oppression fondées sur le genre [ou d'autres caractéristiques sociales]. Cette pratique, a priori neutre, au sens où elle peut être l’outil politique de tous les mouvements de luttes, permet [...] d’aménager un espace de liberté politique [...] sur la base d’un « Nous », qui devient ainsi un lieu de ralliement. Cet espace permet de penser collectivement l’action politique [...] ou de prendre conscience de l’importance des luttes à mener».
La non-mixité choisie est donc un outil politique, inscrit dans un espace et une temporalité bien précis. Elle est souvent accusée d'être un repli sur soi, ce qui est le cas mais seulement dans le sens où il s'agit d'un repli stratégique comme technique d'auto-émancipation.
Si la non-mixité choisie a beaucoup fait parler d'elle ces dernières années, elle est loin d'être un phénomène récent. De même, les critiques adressées à son sujet n'ont pas beaucoup évolué ces soixante dernières années. Il vaut donc la peine de contextualiser cette pratique dans l'histoire de différentes luttes sociales, avant de parler de ses enjeux actuels.
Un des premiers exemples de non-mixité choisie et revendiquée politiquement a eu lieu au sein du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Pendant la deuxième moitié des années 60, certains groupes anti-racistes décident de s'organiser entre personnes noires, sans la participation d'activistes blancs. Cette décision reflète un désir de cette population de s'organiser par et pour elle-même, en autodétermination. Elle a permis à ces organisations de continuer le combat pour l'obtention d'une égalité de droits entre personnes blanches et personnes noires, mais a également laissé ces dernières se développer et s'exprimer en tant que groupe social et culturel.
Que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord, les mouvements féministes des années 70 ont été marqués par le développement du « féminisme radical », qui a popularisé la pratique de la non-mixité choisie. Ceci ne veut pas dire que celle-ci était totalement inexistante au sein du féminisme avant cela. Malgré l'implication de certains hommes dans les mouvements féministes dès leurs débuts (pour la Belgique, on peut citer la contribution de Louis Frank, co-fondateur de la Ligue belge du droit des femmes en 1892), certaines initiatives étaient déjà non-mixtes. Deux exemples sont la publication du journal féministe La Fronde en 1897, donc l'équipe de production était entièrement féminine, et le groupe libertaire espagnole Mujeres Libres en 1936.
Toujours est-il que les années 70 sont l'époque où la non-mixité comme pratique féministe s'est le plus développée, tant au niveau théorique que pratique. Dans le cadre d'une « deuxième vague féministe » préoccupée par les questions de sexualité et de violence, la non-mixité permet une libération de la parole (par exemple au sujet du viol) mais également l'assurance que les buts politiques du mouvement seront choisis par les personnes principalement concernées.
Le séparatisme lesbien est un cas particulier de non-mixité qui s’organise dans les années 70 aux États-Unis, parallèlement au développement du féminisme radical. Ce mouvement est d'abord féministe avant d'être un mouvement de libération homosexuelle (en partie à cause du sexisme rencontré dans les mouvements de libération homosexuelle qui a forcé les activistes lesbiennes à articuler leur position premièrement en tant que femmes). Ses arguments se basent sur une analyse de l'hétérosexualité comme relation de pouvoir qui concrétise la position subalterne des femmes. Les séparatistes lesbiennes considèrent donc qu'il est impossible de libérer les femmes sans se libérer également de l'hétérosexualité, ou au moins de l'injonction à l'hétérosexualité omniprésente dans notre société.
Dans ce cadre, la non-mixité est plus étendue que dans d'autres mouvements, et la revendication d'une identité politique en tant que lesbienne s'exprime par un rejet total de toute relation avec les hommes. Cependant, il ne faut pas voir dans cette séparation radicale un rejet en bloc des hommes en tant que personnes. L'idée du séparatisme lesbien est que l'identité féminine a toujours été définie à partir de l'homme. La non-mixité est donc un moyen pour les femmes de se reconnecter les unes aux autres et de développer une identité, en tant que femmes, qui ne soit pas basée sur leurs liens avec des hommes. Cette pratique est préférée à la mixité parce que cette dernière implique que la libération des femmes soit toujours dépendante de négociations de la position de chaque activiste dans ses relations intimes avec des hommes. L'identité lesbienne est donc présentée comme une manière de se recentrer sur des relations entre femmes et ainsi de construire une alternative à l’androcentrisme de la société.
L'organisation en non-mixité des trois groupes évoqués ci-dessus ne s'est jamais faite à l'abri des critiques. Au sein des mouvements anti-ségrégationnistes, le discours du « black power », potentiellement aliénant pour les personnes blanches, a été considéré comme trop radical par des personnes aussi bien blanches que noires. Le mouvement séparatiste lesbien a également été décrié comme un mouvement anti-hommes, alors qu'il est à la base un mouvement pro-femmes. Il a également été accusé de faire des ennemies des femmes hétérosexuelles, alors même que l'identité de lesbienne politique a parfois été utilisée par des femmes aux désirs hétérosexuels. (Une pratique qui doit être remise dans le contexte de circulation du mot lesbien à l'époque et de la théorie du continuum lesbien d'Adrienne Rich, qui englobe toute relation entres femmes et pas seulement celles de type sexuel ou romantique.) Encore aujourd'hui, les féministes s'organisant en non-mixité sont accusées de se tirer une balle dans le pied en déclarant ne pas avoir besoin de l'aide des hommes féministes. La non-mixité choisie continue donc de faire débat, et il semble nécessaire d'en exposer les enjeux.
Comme indiqué plus haut, la non-mixité choisie est une technique d'émancipation. Ce n'est pas une idéologie ou un but en lui-même, mais une manière de s'organiser. Les avantages de ce type d'organisation sont multiples. Tout d'abord, la non-mixité choisie permet la mise en commun d'expériences personnelles d'oppression et une analyse de celles-ci comme liées à un système de domination. Le fait de se rassembler entre personnes d'un même groupe permet d’interpréter ces expériences partagées non pas (seulement) comme des événements touchant un individu, mais comme des mécanismes participant à la marginalisation d'un groupe social. Dans ce contexte, la non-mixité permet de ne pas devoir justifier son sentiment d’injustice face à ces vécus, de ne pas devoir sans cesse prendre le temps de rassurer ses allié.e.s sur leur position. La non-mixité est aussi une manière de développer son identité collective et d'affirmer son pouvoir au sein de celle-ci. Elle permet de libérer la parole et de créer un espace sécurisant dans lequel les personnes apprennent à prendre confiance en elles et en leurs capacités.
De plus, la non-mixité permet le développement d'une autonomie politique, la certitude qu'un mouvement ne mourra pas pour cause d'absence de bon vouloir de la part des groupes qui ne sont pas immédiatement concernés. En effet, une des principales raisons motivant la création de groupes non-mixtes est le sentiment que certaines causes sont « oubliées » au sein de mouvements plus larges, ou qu'elles sont toujours remises à plus tard.
Ceci ne veut pas dire que la non-mixité choisie n'a pas de potentiels écueils. Si elle peut être une manière qu'une certaine lutte ne soit pas oubliée, le risque est présent que cette lutte devienne elle-même la seule à être considérée importante. La focalisation sur une oppression commune peut également limiter la pertinence du mouvement, qui se limitera à ce seul domaine d'expertise. Elle peut aussi mener à une vision essentialiste et privilégiée de l'identité commune qui risque d'exclure un certain nombre de personnes concernées par le mouvement.
Cependant, ces risques peuvent être fortement limités par l'utilisation de la non-mixité comme un outil de construction du « nous » qui ne soit pas intouchable mais continuellement remis en question. Plutôt que d'être une forme de repli communautariste, la non-mixité doit être vue comme une manière de définir ses objectifs politiques de manière autonome afin de permettre ensuite une véritable coalition politique plutôt qu'une énième cooptation d'un mouvement par une idéologie dominante.
Au sein du mouvement LGBTQI+, l'enjeu est de reconnaître à la fois l'importance de s'organiser en temps que groupe uni et les priorités parfois discordantes des différentes identités reprises dans cet acronyme et des personnes partageant une même identité. Si le travail en coalition est important pour remettre en question les normes qui régissent les questions de sexualité et de genre, il nous faut admettre l'invisibilisation de certaines thématiques au sein du mouvement. La non-mixité est un outil qui permet de donner voix à ces thématiques. Elle n'est pas une fin en soi, mais un moyen de rendre un mouvement de coalition à la fois productif et pertinent. C’est une technique parmi d’autres, et une technique qui ne doit en aucun cas être imposée à toute minorité. Notre position est cependant qu’elle doit être respectée dans les cas où certaines personnes décident d’en faire usage.
Article rédigé par Clint Delmée
Sources :
Ancery, Pierre. « C'était en 1897. "La Fronde", premier quotidien féministe au monde, était ridiculisé. » L'Obs, 2018. Disponible en ligne.
Delphy, Christine. « La non-mixité : une nécessité politique. » Les Mots Sont Importants, 2017, retranscrit d'un discours de 2006. Disponible en ligne.
Delphy, Christine. « Nos amis et nous. » L’ennemi principal, Économie politique du patriarcat. Syllepse, 1998. Disponible en ligne.
Mayer, Stéphanie. « Pour une non-mixité entre féministes. » Possibles, vol.38, no.1, 2014, pp.97-110. Disponible en ligne.
Radicalesbians. « Woman-Identified Woman. » 1970. Disponible en ligne (texte en anglais).
Renard, Camille. « Trois exemples historiques de non-mixité choisie. » France Culture, 2017. Disponible en ligne.
Rich, Adrienne. « Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence » Signs: Journal of women in culture and society, vol.5, no.4, 1980, pp.631-660. Disponible en ligne (texte en anglais).