Nous ne retournerons pas dans l'ombre

Pourquoi Arc-en-Ciel Wallonie, la Fédération wallonne des associations LGBT, s'est portée partie civile dans le procès des meurtriers présumés d'Ihsane Jarfi

Lorsqu'en avril 2012 se répandent les avis de recherche à propos d'un jeune homme prénommé Ihsane Jarfi, disparu à la sortie de l'Open Bar à Liège, un night club gai liégeois à la mode, à Arc-en-Ciel Wallonie, nous sommes tous parcourus d'une crainte diffuse.

Depuis plusieurs années, depuis la crise financière qui éclate en 2007-2008, et se transforme en crise économique et sociale planétaire, nous savons que le monde, et notre petite Belgique n'y échappe pas, est entré dans une période de régression sociale.

La crise des subprimes, en éclatant, bouleverse l'ordre du monde. Elle met en évidence les gains surréalistes d'une classe de nantis aux dépens du plus grand nombre. Elle montre aussi à quel point ces profits gigantesques se font par des mécanismes d'exploitation, voire de manipulation, de ceux qui ne vivent que de leur travail, quand ils en ont un. L'Union européenne passe dans une phase chaotique dont il ressort que l'unique vision de ses dirigeants est de tout faire pour maintenir les privilèges des nantis. Et ce que ceux-là ont perdu, ce sera aux peuples d'en apurer les comptes. L'injustice sociale avance comme jamais à visage découvert. La violence symbolique est désormais au gouvernail. Le pouvoir politique perd toujours plus de son autorité morale au fur et à mesure des plans de sauvetage des banques et des plans d'austérité imposés aux populations. Dans cette atmosphère de guerre sociale, les beaux discours pour une société plus ouverte soit ne convainquent plus personne, soit sont simplement abandonnés. La voie est à nouveau grande ouverte aux propagandistes du stop à l'immigration, aux xénophobes et racistes de tous poils, aux tenants d'une nouvelle contre-réforme religieuse, à la valorisation du struggle for life, à l'anéantissement des mille-et-une initiatives en faveur de la cohésion sociale.

Après l'euphorie que nous avions connue - l'ouverture de l'adoption aux couples de même sexe venait d'être reconnue en Belgique (2006), complétant l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe (2003), nous sentions bien que la crise durable qui s'installait était porteuse de son lot de replis sur soi, de défaitismes, d'horizons bouchés pour un nombre croissant de citoyens. Nous savions qu'aux années de prospérité économique du début du siècle venait de succéder une longue période de marasme. Les repères réconfortants se sont effondrés, l'avenir s'est assombri pour un nombre croissant de travailleurs, que ce soit en Belgique ou partout ailleurs en Europe. L'heure n'était désormais plus aux avancées éthiques. Au contraire, dès ce moment nous nous focalisons sur les signes d'un éventuel retour des boucs émissaires.

La Belgique est, dans le paysage européen, un des pays les plus en pointe en matière de droits des personnes LGBT. Et les Eurobaromètres montrent aussi un des niveaux de tolérance les plus élevés vis-à-vis des personnes homosexuelles. Mais quand rien ne va plus, ces valeurs-là sont bien fragiles. La tolérance, c'est ambigu par définition. Quelle est la réelle acceptation des gais et des lesbiennes dans la société belge, au-delà d'un discours bien pensant ? On sent bien que malgré tous les efforts des associations LGBT et des autorités publiques, cette tolérance reste condescendante. Et elle cache mal la perpétuation des jugements à l'emporte-pièce qui, dans toutes les strates sociales, n'éprouvent que du mépris pour celles et ceux qu'offusquent à des degrés divers les conceptions séculières de la masculinité, de la virilité, de la féminité soumise à la domination masculine, de la détestation du sexe. Il ne suffit que d'un relâchement des digues encore ténues d'une morale trop neuve incluant la promotion de la non-discrimination pour que les stéréotypes un temps retenus s’échappent à nouveau en de grands flots incontrôlés. Nous savions qu'à partir de ce moment, le pire était possible.

Le pire est advenu. Il s'est révélé le 1er mai 2012 lorsque fut découvert le corps nu et torturé d'Ihsane.

Dans les jours qui suivirent, les médias ont relaté l'arrestation des présumés coupables de ce meurtre. Et nous apprenions, médusés, que l'avalanche de haine à laquelle Ihsane ne pouvait survivre, il la devait à ce qu'il était. Un petit pédé. Un pédé joyeux et enjoué qui sans doute représentait pour ses bourreaux une insulte à leur condition. Des paumés, des laissés pour compte, retranchés dans leur affirmation virile. Quand on a rien ou qu'on a tout perdu, il ne reste que la valorisation de ce qui incontestablement atteste l'identité enviable du mâle dominant, sa force, son ivrognerie, sa brutalité. Dans ce schéma là, violer une femme ou casser du pédé, c'est tenir son rôle de mec. C'est normal. C'est l'éclate. Ça renforce les liens et ça terrorise les gonzes qui s'en montreront plus dociles, comme il se doit.

L'émotion fut immense, succédant à l'incrédulité. Comment une telle abomination est-elle possible en 2012 et dans notre pays, dans notre ville ? Que croyions nous jusque là ? Qu'enfin on nous laissait vivre ? Quel démenti brutal, sonnant comme le plus violent des rappels à l'ordre ! Ainsi, il faudrait à nouveau se méfier. Éviter les regards. Se concentrer sur les gestes et les attitudes qui pourraient nous trahir. Rejoindre les ombres, redevenir invisibles. La fin de l'insouciance. Retour à la case "invisibilité".

Les associations LGBT liégeoises, puis de l'ensemble de la Belgique lors de la Pride qui se tenait 15 jours après cet acte lâche et atroce, ont tout fait pour conjurer cette perspective. Nous avons refusé l'injonction implicite au silence et clamé haut notre colère, mais aussi notre dignité. Nous nous engagions à nouveau à défendre chèrement nos droits, car ils sont les nôtres tant parce qu'ils nous concernent que parce que nous les avions acquis de nos propres luttes.

Nous avons obtenu du politique un engagement à lutter contre l'homophobie, qui s'est concrétisé par un plan national. Même imparfait et insuffisamment mis en œuvre, il a le mérite d'exister et fait actuellement l'objet d'une évaluation en vue de son renouvellement.

Côté justice, la circonstance aggravante de crime de haine en raison de l'orientation sexuelle de la victime est rapidement retenue par l'instruction. C'était la première fois depuis que le code pénal le permet, c'est à dire depuis 2003. Et c'est tout sauf anodin. Parce que jusque là nous n'avions pu que déplorer le manque de volonté réelle de traiter les violences à caractère homophobe tant par la police que par les parquets. Mais dans cette enquête, la motivation de haine est très rapidement évoquée par l'instruction.

Cela a aussi une conséquence très concrète. Si le mobile abject est présent, cela ouvre la possibilité pour une association telle qu'Arc-en-Ciel Wallonie, dont l'objet social porte notamment sur la défense des droits humains des personnes LGBT, de se porter partie civile. Et c'est ce que nous avons fait.

Car si l'engagement d'Arc-en-Ciel Wallonie est de défendre et promouvoir les droits des personnes LGBT, cela ne s'arrête pas aux processus législatifs. La justice est aussi productrice de droits, par la jurisprudence. Ce procès, tout comme ce fut le cas lors de la condamnation de Raphaël Wargnies, est donc déterminant dans l'interprétation de ce qu'est un mobile haineux, de comment il se manifeste, comment il peut être établi et de sa prise en compte dans le verdict.

La justice est le bras répressif du pouvoir public. Elle est l'industrie de l'échec. Elle ne connait que ce qui a brisé l'ordre et la paix sociale. Elle n'établit que des responsabilités individuelles. Mais le cour d'un procès peut en apprendre beaucoup sur les mécanismes sociaux qui ont conduits aux faits. Comprendre les ressors de la violence, et dans ce cas la violence à l'encontre d'une personne homosexuelle, nous permettra de mieux la combattre. Et, nous l'espérons, mettra en évidence aux yeux de tous les pouvoirs publics la gravité d'une réalité trop souvent sous-estimée.

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