Du 22 mai au 7 juin 2024, la Maison Arc-en-Ciel de Liège s’alliait avec la Fédération Prisme en se portant du côté des parties civiles dans l’affaire impliquant le meurtre du regretté Mbaye Wade, compagnon de Maître Pascal Rodeyns, bien connu de notre Maison. Peu après l’acte commis début de l’automne 2020, les suspects sont inculpés grâce à une caméra. L’affaire avait fait grand bruit dans cette ère du COVID comme certain·e·s s’en rappellent. Le regard posé par certains médias a pu être dégradant, voire inquisiteur – une charge de plus à porter pour ceux et celles qui ont connu Mbaye, ainsi que pour sa mémoire. Le 07 juin 2024, Jérémy Davin est reconnu coupable du meurtre survenu le 17 septembre 2020. La circonstance aggravante pour homophobie est retenue et nos associations, défendues par Maître Éric Lemmens, obtiennent en ce sens gain de cause.
Au côté de Unia et de Prisme, nous, Bastien et Kenny de l’Organe d’Administration de la MAC, avons assisté pendant trois semaines à chaque étape du procès. Humainement impactés par l’affaire mais aussi engagés, nous avons tenu à être présents tout du long. Le temps d’un article, et avec l’expertise de psychologue de notre Administrateur Jonathan, nous avons décidé de revenir sur ce procès.
■ par Bastien Bomans, Kenny Dujardin & Jonathan Ardu (pour la MAC de Liège)
Ceci n’est pas un fait divers. Ce n’est pas une histoire qu’on lirait dans les journaux. Elle est certes singulière et concerne des personnes à part entière, ainsi que des faits qui ne nous ont que trop touchés à titre personnel. Excusez donc les affects exposés en demi-teinte. Cette affaire, si elle concerne des individus, elle reflète également ce contre quoi la Maison Arc-en-Ciel de Liège se bat chaque jour, et ce depuis vingt-cinq années : la persistance de l’homophobie dans notre société. Nous avons beau en être conscient.e.s, ce procès nous a encore prouvé que l’homophobie peut revêtir de nombreuses formes, tantôt explicites et frontales, tantôt inconscientes et plus subtiles. Notre rôle, en tant qu’association luttant contre les LGBTQIA+phobies, est pourtant bien de s’opposer à cette violence encore parfois incomprise, de ses racines à ses ramifications, et ce, à coup de sensibilisation, d’accueil, de changement de mentalité, d’égalité et de légalité.
Circonstance aggravante pour homophobie
Si la Maison Arc-en-Ciel de Liège s’est portée partie civile conjointement avec Prisme, c’est qu’elle était convaincue de la motivation homophobe de ce meurtre. La reconnaissance législative de l’homophobie comme motif aggravant date de 2003. Elle constitue en soi une des avancées majeures en matière de protection et de droits LGBTQIA+. Nous nous souvenons qu’en 2014, la circonstance avait été retenue contre les inculpés du meurtre d’Ihsane Jarfi, autre histoire qui a tout aussi tristement marqué notre ville Il était important que notre association, à nouveau, dix ans plus tard, puisse faire respecter les droits LGBTQIA+, mais aussi que le sens propre de cette circonstance aggravante ne soit pas détourné.
De fait, à la différence de l’affaire Jarfi, le meurtre effroyable de Mbaye Wade implique un meurtrier qui, lui aussi, entretenait des rapports sexuels avec d’autres hommes. Selon certains dires, notamment dans la presse et les réseaux sociaux, cette information excluait automatiquement la circonstance aggravante. Cet argument a d’ailleurs ricoché jusqu’à la défense : les avocat·e·s insistant sur le fait que Davin est un homme s’identifiant comme bisexuel, et donc ne peut de facto pas être ou exprimer de l’homophobie. Selon la logique binaire et simpliste, on ne peut pas être à la fois homosexuel/bisexuel, et homophobe… L’hétérosexualité aurait-elle le monopole de l’homophobie ? Accepter cet argumentaire aurait créé un précédent où les mots « gay » ou « bisexuel » seraient devenus des étendards – stratégiques bien sûr - permettant d’esquiver la circonstance aggravante dans de futures affaires. Fort heureusement, cela n’a pas été le cas et à notre sens, la justice a été faite et le droit appliqué. Par ailleurs, par nos expériences et nos connaissances propres, nous savons combien cette prétendue contradiction est profondément erronée…
L’homophobie… Une histoire de masculinité ?
Si certains réussissent à dépasser la honte dans leur trajectoire de vie et que chacun découvre son identité à son propre rythme, il n’en reste que l’homophobie prend aussi sa source dans la socialisation masculine. Le sociologue Michael Kimmel démontre dans l’article « Masculinity as Homophobia » que l’homophobie est ancrée dans la construction même de la masculinité. Un ‘vrai’ homme se doit d’être hétérosexuel. En d’autres mots, dire que l’autre est homosexuel, c’est dire qu’on ne l’est pas soi-même ; c’est écarter le « soupçon » de l’homosexualité, comme le nommait Michel Foucault. L’expression de l’homophobie n’est pas liée à une identité (hétérosexuelle), mais bien à des pratiques de genre et, en ce sens, concerne l’ensemble des personnes qui construisent leur identité ‘homme’, qu’importent leurs désirs ou leur identité.
Comme nous l’avons appris au cours du procès, le profil de Jérémy Davin alliait des désirs pour d’autres hommes avec la volonté simultanée de s’écarter de ce qui est considéré comme féminin, « efféminé » dans notre société. Fréquentant les salles de sport pour se donner une allure de colosse, féru de voitures de sport et d’armes, l’homme de vingt-cinq ans arborait également des tatouages et des scarifications faisant allusion au nazisme pour « faire fuir les pédés », dira-t-il. Bien évidemment, on peut être gay ou bisexuel et viril. Il n’en reste que la démonstration de virilité de Davin, son rejet de ses propres désirs et la violence à l’encontre de ceux qui les incarnent ne sont pas des contradictions, mais bien la preuve du lien entre homophobie intériorisée et violence homophobe.
Prenez soin de vous. Prenons soin de nous.
Liège n’en est pas son premier meurtre homophobe, et la Belgique non plus. Ce procès nous l’aura encore tristement prouvé : la lutte contre les violences homophobes doit se faire à la fois dans la déconstruction des stéréotypes de genre, à la base-même de la sensibilisation, mais aussi dans le soutien et la protection des droits et des victimes. L’homophobie – qu’elle soit intériorisée ou assumée – ne connait pas de barrière identitaire. Au côté des meurtres transphobes des derniers mois, ce sont aussi des guet-apens homophobes sur les applications de rencontres qui sont en augmentation. Ce sont des pays – comme le Sénégal dont Mbaye Wade était originaire, où sa famille a fait face aux menaces et où il n’a pas pu être enterré pour ce même motif. Ce sont d’autres lieus où il croyait trouver refuge, mais où, là encore, l’homophobie s’infiltre. L’homophobie fait toujours des ravages. Partout.
Ces quelques mots témoignent de notre solidarité. Ils reflètent le besoin de continuer. De continuer de lutter et de sensibiliser, mais aussi de vivre, de s’amuser, de rire comme Mbaye Wade savait si bien le faire, dont témoigne la myriade de témoignages que nous avons entendus. Nous serons toujours présent·e·s pour lutter et transformer la honte en fierté, parce que le combat, malgré les droits, est loin d’être terminé. Nous marcherons ensemble pour que les violences que l’on s’inflige – aux autres, à nos semblables et à nous-mêmes – cessent d’exister. Un jour, peut-être.
Nos pensées vont à Maître Rodeyns, à la famille et aux ami.e.s de Mbaye Wade. Qu’il repose en paix.
Combien d’entre nous ont connu ou connaissent encore la honte sociétale, la différence sociale encore prégnante du fait de ne pas être hétérosexuel ? L'homophobie intériorisée survient quand des personnes non-hétérosexuelles intègrent au plus profond d’elles-mêmes les stigmatisations sociales associées à l’homosexualité. Souvent initié à l'adolescence, ce phénomène est marqué par un sentiment de honte et de rejet de soi contribuant à un mal-être et un taux de suicide plus élevé chez les LGBTQIA+ (Smith, J., Martinez, L., & Nguyen, 2021). Une forte pression sociale pour se conformer à l’hétérosexualité existe, constituant le système que l’on nomme « hétéronormativité ».
Face à l’homophobie intériorisée, les personnes développent différentes stratégies pour composer avec leur identité. Elles peuvent par exemple nier leur attirance sexuelle, compenser dans d'autres domaines de leur vie (dans les études ou la famille, entre autres) ou accepter progressivement leurs désirs. Dans certains cas par contre, l'homophobie intériorisée peut aussi conduire à des comportements homophobes, allant de l’insulte à la violence physique, symboliquement chargée, comme une sorte de projection extérieure de leur haine intérieure. Jérémy Davin, comme son acte et la circonstance aggravante ayant été retenue contre lui l’entendent, ferait bien partie de cette dernière catégorie.
■ par Jonathan Ardu,
Psychologue au Centre de planning familial Louise Michel